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core ses vieux nobles, ces hommes des derniers temps de la république qui furent si riches, si prodigues et si dupes, si magnifiques et si vains, si bornés et si bons, ces hommes qui choisirent pour leur dernier doge Manin, lequel se mit à pleurer comme un enfant quand on lui dit que Napoléon s’approchait, et qui lui envoya les clefs de Venise au moment où le conquérant s’en retournait, la jugeant imprenable.

Ils ont toujours été affables et paternels avec le peuple et ne fuient jamais sa grosse joie, parce qu’à Venise elle n’est vraiment pas repoussante comme ailleurs, et que ce peuple a de l’esprit jusque dans la grossièreté ; le peuple répond à cette confiance, et il n’y a pas d’exemple qu’un noble ait été insulté dans une taverne ou dans la confusion d’une régate. Tout va pêle-mêle. Les uns rient de la gravité des autres, ceux-ci s’amusent de l’extravagance de ceux-là. La gondole fermée du vieux noble, la barque resplendissante du banquier ou du négociant, et le bateau brut du marchand de légumes, soupent et voguent ensemble sur le canal, se heurtent, se poussent, et l’orchestre du riche se mêle aux rauques chansons du pauvre ; quelquefois le riche fait taire ses musiciens pour s’égayer des refrains graveleux du bateau ; quelquefois le bateau fait silence et suit la gondole pour écouter la musique du riche.

Cette bonne intelligence se retrouve partout ; l’absence de chevaux et de voitures dans les rues, et la nécessité pour tous d’aller sur l’eau, contribue beaucoup à l’égalité des manières. Personne ne crotte et n’écrase son semblable. Il n’y a point là l’humiliation de passer à pied auprès d’un carrosse ; nul n’est forcé de se déranger pour un autre, et tous consentent à se faire place. Au café, tout le monde est assis dehors. Le climat l’ordonne, et ce ne sont pas les grands, mais les frileux qui restent au-dedans. Un pêcheur de Chioggia appuie ses coudes déguenillés à la même table qu’un grand seigneur. Il y a bien des cafés de prédilection pour les élégans, pour les artistes, pour les nobles. Chacun aime à trouver là sa société de tous les soirs ; mais dans l’occasion (que la chaleur rend fréquente) on entre dans la première taverne venue, et personne ne songe à critiquer ou même à remarquer une femme de bon ton assise dans un cabaret pour boire une semata