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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

ou pour manger du poisson frais. Les Vénitiennes sont coquettes et amoureuses de parure. La richesse de leurs toilettes fait un singulier contraste avec le sans-façon de leurs habitudes. Est-ce à cette simplicité seigneuriale qu’il faut attribuer la manière hardie dont les hommes du peuple les regardent ? Un cocher de fiacre à Paris n’est pas un homme pour la femme qui monte dans sa voiture. Ici, un gondolier regarde la jambe de toute femme qui sort de sa gondole. La sentence de Labruyère : Un jardinier n’est un homme qu’aux yeux d’une religieuse, serait peut-être un non-sens à Venise. Beppa n’a certes pas une figure agaçante, ni des manières éventées. L’autre jour, comme nous passions auprès d’une barque pleine de manans, l’un d’eux qui récitait, c’est-à-dire qui écorchait une strophe de Tasse, s’interrompit pour la montrer à ses compagnons, en s’écriant : Voici la belle Herminie. L’ostentation des anciens nobles est encore dans le caractère de la population ; l’usage de la sagra en offre une preuve : chaque année le paroissien et son chapitre délibèrent et choisissent un ordonnateur pour la fête patronale, à peu près comme on choisit une quêteuse dans une paroisse de Paris. Les fonctions de cet ordonnateur sont d’appliquer le produit annuel des aumônes et des offrandes à la décoration de l’église, à l’éclairage et à la musique du chœur ; on prend ordinairement le plus généreux et le plus riche. Dévot ou non, il met toujours son ambition à surpasser son prédécesseur en magnificence ; et si le revenu de la paroisse ne lui suffit pas, il contribue de sa bourse aux frais de la fête. Aussi le peuple s’amuse beaucoup ; les prêtres sont satisfaits, et distribuent à pleines mains les absolutions et les indulgences à l’ordonnateur, à sa famille et à ses serviteurs. Il y a quelques jours, un simple particulier n’a pas dépensé moins de quinze mille francs pour une messe.

À deux heures du matin, comme nous n’avions pas pris de vivres dans la gondole, parce qu’après tout c’est la plus incommode manière de manger qu’il y ait au monde, nous rentrâmes dans la ville, et nous allâmes souper au café de Sainte-Marguerite, qui avait aussi ses ballons de papier suspendus à la treille. Nous allâmes nous asseoir au fond du jardin, et l’abbé nous fit servir des soles accommodées avec du raisin de Corinthe, des graines de pin et du citron confit. Jules et Beppa s’animèrent si bien la tête et les