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Voici les intendans et les régisseurs qu’on nous donne, et à qui l’on confie sans nous consulter nos fortunes et nos vies ! Il ne nous est pas permis de réviser leurs actes et d’interroger leurs intentions. De graves mystères s’agitent sur nos têtes, mais si loin et si haut, que nos regards ne peuvent y atteindre. Nous servons d’enjeu à des paris inconnus dans les mains de joueurs invisibles. Spectres silencieux qui sourient majestueusement en lisant nos destinées dans un carnet.

— Et que dis-tu, m’écriai-je, de l’imbécillité d’une nation qui supporte cet infâme tripotage et qui laisse signer de son nom, de son honneur et de son sang, d’infâmes contrats qu’elle ne connaîtra seulement pas ? N’as-tu pas envie de monter à ton tour sur le théâtre politique ?

— Plus mes semblables sont avilis, répondit-il, plus je voudrais les relever. Je ne suis pas découragé pour eux. Laisse-moi m’indigner à mon aise contre cet homme impénétrable qui nous a fait marcher comme des pions sur son damier, et qui n’a pas voulu dévouer sa puissance à notre progrès. — Laisse-moi maudire cet ennemi du genre humain qui n’a possédé le monde que pour larroner une fortune, satisfaire ses vices, et imposer à ses dupes dépouillées l’avilissante estime de ses talens iniques. Les bienfaiteurs de l’humanité meurent dans l’exil ou sur la croix. Et toi, tu mourras lentement et à regret dans ton nid, vieux vautour chauve et repu ! Comme la mort couronne tous les hommes célèbres d’une auréole complaisante, tes vices et tes bassesses seront vite oubliés : on se souviendra seulement de tes talens et de tes séductions. Homme prestigieux, fléau que le maître du monde repoussa du pied et jeta sur la terre comme Vulcain le boiteux, pour y forger sans relâche une arme inconnue au fond des cavernes inaccessibles, tu n’auras rien à dire au grand jour du jugement. Tu ne seras pas même interrogé. Le créateur, qui t’a refusé une ame, ne te demandera pas compte de tes sentimens et de tes passions.

— Quant à moi, je le pense, interrompis-je, je suis convaincu que chez certains hommes le cœur est si chétif, si lent et si stérile, que nulle affection n’y saurait germer. Ils semblent éprouver des attachemens plus durables que les autres, et leurs relations sont en effet solidement établies. L’égoïsme, l’intérêt personnel les a for-