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JACQUES.

pitié insultante. Ses lèvres ne pouvaient plus prononcer des paroles d’amnistie. Son œil clair et calme ne pouvait plus se voiler de larmes amoureuses.

La grandeur envahissante de sa pensée avait franchi les limites désignées par la main divine. À force d’élargir le cercle de son mouvement, elle avait aboli jusqu’aux dernières traces du sexe de Sylvia.

Pour ce malheur volontaire il n’y a pas de consolation. Cette solitude inguérissable ne doit plus espérer qu’en Dieu. C’est pourquoi Sylvia n’essaiera plus aucun rôle. Majestueuse et sereine comme une statue antique, elle assiste à la vie sans joie et sans souffrance. Le battement égal et monotone de ses artères attiédies protégera son front contre la rougeur. Elle verra sans pleurer s’accomplir sous ses yeux les infortunes les plus inattendues. Sa bouche, scellée par l’indifférence ne s’ouvrira pas pour retarder le coup qui doit trancher le bonheur d’un ami. Sylvia ne tentera pas d’enrayer une passion qui se hâte ; elle ne sortira pas de son immobilité pour faire rebrousser chemin à la flamme qui s’avance. Elle contemplera l’incendie, et c’est à peine si elle regrettera la moisson dévorée.


C’est avec ces personnages que George Sand a construit son nouveau roman, et la fable qu’il a inventée n’est pas moins simple et moins nouvelle que le caractère de ses acteurs.

Au début du livre on voit naître, grandir et s’exalter jusqu’à l’enthousiasme l’amour de Fernande pour Jacques. Les progrès insensibles de cette passion, si obscure et si paisible à l’origine, si ardente et si aveugle au bout de quelques semaines, sont analysés, décrits et racontés avec une exquise délicatesse. Tous les secrets de la jeune fille, toutes ses craintes, ses espérances, ses retours sur elle-même, sa confiance irréfléchie, sont dévoilés avec un naturel si parfait, que les cent premières pages de Jacques ressemblent plutôt à un journal qu’à un roman.

Au fond de toutes les passions naissantes, on le sait, il y a un mélange de crainte et de curiosité. L’admiration ne suffit pas à produire l’amour. La plus excellente nature, la plus franche bienveillance n’éveille tout au plus qu’une sérieuse amitié. La beauté du regard ou l’éclat du génie ne vont pas au-delà de l’intérêt ; et s’il est