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arrivé à quelques femmes de devenir amoureuses par les yeux ou la pensée, elles ont été punies sévèrement de leur méprise, et les joies de leur vanité se sont évanouies comme un rêve.

C’est une vérité misérable, j’en conviens, mais une vérité authentique : pour exciter l’amour d’une jeune fille, il faut allier la force à la singularité. Ce n’est guère qu’à cette double condition qu’on peut amener l’émotion jusqu’au roman. Cela explique pourquoi des caractères du premier ordre, dévoués, sincères, affectueux, mais simples et uniformes, passent leur vie à rêver l’amour, à le mériter sans jamais l’obtenir. Comme si la vérité pure, sans le secours du mensonge, était inacceptable !

Jacques est fort et singulier ; c’est plus qu’un amant pour Fernande, c’est un ange, c’est un dieu ; elle remet sa vie entre ses mains et lui demande un amour éternel. — C’est là, si l’on veut, l’exposition.

La réponse du vieux soldat est sublime de prévoyance et de générosité. Il ne s’abuse pas sur la durée de l’enthousiasme. Il sait que l’amour de Fernande périra. Il sait que sa confiance si expansive aujourd’hui cédera bientôt la place à la discrétion, à la réserve, peut-être même à la feinte. Il est sûr de lui-même, il est sûr de Fernande à l’heure présente. Mais que peut-il sur l’avenir qui ne lui appartient pas ? que peut-il sur les hommes et les évènemens ? Il aura beau garder son trésor, il aura beau guetter, comme un laboureur vigilant, le nuage qui viendra de l’horizon, il ne pourra fléchir l’inclémence du ciel.

Il promet donc à Fernande de l’aimer fidèlement. Mais il promet en même temps de ne jamais la contraindre, de ne jamais entamer sa liberté. Il ne sera ni son mari ni son maître. S’il consent à s’unir à elle par un lien indissoluble aux yeux des hommes, c’est pour lui assurer sa fortune et son nom. Mais il veut être son amant, il veut la traiter comme une maîtresse adorée, et le jour où son amour deviendra importun à Fernande, le jour où elle ne sera plus que sa femme, il se résignera à n’avoir plus pour elle qu’une affection paternelle. Il continuera de la protéger et de la servir, mais il rougirait de lui imposer ses caresses, et de souiller sa beauté par une volonté tyrannique.

C’est à peine si Fernande comprend le sens caché au fond de ces