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JACQUES.

paroles prophétiques. Elle pleure et s’afflige comme si Jacques doutait d’elle et de lui-même. Mais la divine sérénité des promesses de son amant, et surtout la grandeur de son caractère effacent bientôt cette première inquiétude. Elle aime, elle est aimée ; le présent est pur, l’avenir sera pareil ; à peine si les flots se rident sous le vent : n’est-ce pas folie de craindre l’orage ? n’est-ce pas lâcheté de trembler ?

Jacques épouse Fernande. Le premier jour de leur bonheur est une page divine. — C’est là, je crois, un second acte bien rempli.

Mais il y a dans l’amour qui unit deux âmes inégales des chances nombreuses de désabusement. L’âge et le caractère de Jacques, qui lui donnent sur Fernande une éclatante supériorité, produisent bientôt en elle une défiance qui grandira de jour en jour. Elle n’a pas de souvenirs ; elle vit tout entière dans le présent, et ne comprend rien aux chagrins irrévélables de son mari. Elle voudrait ramener la paix et le bonheur sur son front obscurci, et sa tendresse, importune à force d’être active, excite chez celui qu’elle aime l’impatience et la colère. Elle s’étonne et s’accuse ; elle implore son pardon, et son humilité est une nouvelle injure.

Elle se débat vainement contre la douleur qui envahit son ame. Elle voudrait effacer de la mémoire de Jacques tous les jours où elle n’était pas. Elle voudrait qu’il eût commencé de vivre le jour où elle l’a connu. Mais ses larmes ne peuvent rien contre le passé irréparable.

Un jour une mélodie tire des yeux de Jacques des pleurs inattendus. Fernande se remet à chanter, et Jacques s’enfuit pour cacher son émotion. Plus de doutes : ses pleurs s’adressent à une maîtresse absente ; il la regrette, et ne se trouve pas heureux.

Dès ce moment Fernande est jalouse, jalouse du passé qu’elle ne connaît pas. Elle dévore ses larmes pour ne plus offenser celui qu’elle révère plus encore qu’elle ne l’aime. Elle craint de l’affliger par ses questions. Elle impose silence à sa curiosité. Elle tâche de se composer un bonheur discret et solitaire. Peu à peu elle s’éloigne de Jacques et s’habitue à vivre loin de lui. Elle rougit sous son regard comme sous l’œil d’un maître qu’elle ne peut tromper. Elle arrive à le trouver trop parfait, trop grand, trop irréprochable ; elle mesure la distance qui les sépare pour excuser son affliction ;