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donné. Dans une grande urne de porphyre, étoffes de prix, brocards d’or et d’argent sont mêlés à des diplômes d’académies et à des médailles antiques. Un beau buste de marbre blanc dans une niche, et couronné de laurier, semble appeler votre adoration : vous approchez, c’est l’Arétin. À droite et à gauche, la même tête, pleine de caractère, d’un caractère ardent, effréné, odieux, ignoble, se reproduit autour de vous, dans plusieurs tableaux de toutes dimensions, dans des médailles de bronze, d’or et d’argent, suspendues à la draperie de velours rouge broché, qui tapisse la salle. Étudiez cette figure ; l’idole, le dieu, le maître du logis. Hélas ! cet homme, qui a tant d’adorateurs au xvie siècle, ne comptera, cent ans plus tard, que des contempteurs, qui croiront lui faire grâce en l’oubliant ! Nous voici en face de cette physionomie-type : il ne peut rester aucun doute sur sa réalité, c’est bien l’Arétin ; tous les grands artistes du siècle l’ont burinée, gravée, sculptée, frappée en or ou en bronze : Titien, le roi des portraitistes, l’a reproduite vingt fois.

Cette figure de loup qui va mordre, c’est lui. Le front recule, le sourcil surplombe, l’œil est creux et ardent, la narine s’entr’ouvre, la lèvre inférieure s’abaisse et laisse apparaître les dents ; des rides nombreuses plissent le coin des yeux, la racine du nez est enfoncée, le crâne s’enfuit vers le sinciput[1] ; l’angle facial est très aigu, la partie postérieure du crâne, siége des appétits sensuels, est d’une prodigieuse grosseur ; et la tête, privée de cheveux sur le devant, semble se renverser en arrière par un mouvement naturel. Malgré la splendide chaîne d’or qui se joue sur la soie de son vêtement, malgré le talent si noble de Titien, malgré l’inscription emphatique gravée sur le cadre, vous ne croirez jamais que c’est là un grand homme. Les passions brutales sont vivantes et haletantes sur cette figure : aucun repos : nul calme ; nulle méditation ; il flaire un repas, il s’élance à une jouissance ; il calcule un profit déshonnête ; il vient de boire sec et

  1. Voyez le beau portrait de l’Arétin, par Titien, gravé par Joseph Patrini. Par un spirituel caprice du graveur, une peau de loup, aux griffes pendantes, encadre le portrait ; la tête de l’animal, placée au-dessus de la tête de l’homme, en reproduit toute la structure et la physionomie.