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n’ont guère pu entendre ces derniers mots, parce qu’ils ne peuvent comprendre ces caducités précoces qui marquent les derniers âges d’une civilisation accomplie. Quand nous nous sommes séparés, ils m’ont prié d’écrire leurs noms sur un album de voyage ; ce que j’ai fait devant eux, en les priant, de mon côté, d’ajouter mon souvenir aux souvenirs de leur longue vie.

Mon arrivée à Gaza a été un petit évènement, et j’ignore comment un pauvre pélerin comme moi a pu passer pour un important personnage de l’Occident. On croit que j’ai la mission d’examiner l’état politique du pays, de préparer à ma nation les voies de la conquête. Une députation est venue m’annoncer que le cadi de Gaza m’attendait dans son palais ou mukumat ; il avait, disaient les députés, d’intéressantes communications à me faire. Le cadi désirait que je ne fusse point accompagné chez lui de mon cavaz Ibrahim ; il voulait causer avec moi sans aucun témoin musulman, seul avec mon trucheman, le jeune Damiani. On m’a donc conduit chez le cadi d’une façon assez mystérieuse, en passant par des rues détournées, comme s’il eût été question de préparer un complot. Je l’ai trouvé sur un divan, ayant à côté de lui son fils âgé de quatre ans ; à mon approche, il s’est levé avec un empressement amical. « J’étais tout triste de ne pas vous voir venir, m’a-t-il dit, votre présence me remet le cœur. » Et en un moment il s’est établi entre nous une franche intimité, un abandon qui m’indiquait déjà de quelle nature serait notre entretien. Pour que vous vous intéressiez à mon cadi, il faut d’abord que vous le connaissiez. Saïed-Ali (c’est ainsi qu’il se nomme), né à Jérusalem, est un homme de quarante ans ; sa tête est belle avec le turban blanc et la barbe noire, une douce et noble expression anime ses traits ; son maintien religieux le ferait prendre pour un iman ; d’ailleurs un cadi c’est l’iman ou le prêtre de la justice, et son caractère est tout religieux. Saïed-Ali a le cœur et l’âme d’un musulman et l’esprit d’un philosophe du Portique ; sa parole est grave, spirituelle, insinuante ; il cause avec une raison mélancolique, souvent avec des vues élevées ; nourri et cultivé en Europe, Saïed-Ali serait devenu un homme supérieur. La douce candeur, les vertus religieuses du cadi le mettent dans un état de contrainte perpétuelle avec le mutselim, homme d’une insatiable cupidité.