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LETTRE SUR LA PALESTINE.

Beizadé Francaoui, m’a dit Saïed-Ali, Massoud-Ilmadi pèse sur Razzé (Gaza) comme un lourd marteau, il ne s’occupe de notre peuple que pour en tirer de l’or ; notre gouverneur est comme le sable du désert qui a toujours soif ; les richesses du pays vont se perdre dans ses coffres comme les ruisseaux dans la mer, et les habitans souffrent et gémissent ; non content de les écraser d’impôts, il abandonne leurs fruits et leurs moissons à la rapacité des bédouins ; ces Arabes brigands enlèvent chaque année pour plus de dix mille bourses[1] au pays de Razzé (Gaza), et le mutselim ne fait rien pour empêcher ces fatales incursions. Lorsque Abou-Nabout gouvernait ce pays, les bédouins étaient plus timides, et les moissons respectées ; à force de châtimens et de persévérance, il avait fini par les comprimer. Abou-Nabout fit une fois couper le doigt à un bédouin, seulement pour avoir volé un oignon dans un jardin ; une autre fois, il condamna un bédouin à perdre le poignet, parce que ce bédouin avait tranché la tête au chameau d’un fellah surpris autour de ses tentes. Mais aujourd’hui les bédouins sont les maîtres. Plus de seize mille de ces Arabes errent dans les déserts voisins ; voilà les ennemis contre lesquels Abdallah-Pacha devrait envoyer des troupes, et non point contre les fellahs de Nablous. Le mécontentement de notre peuple est à son comble, et chacun ici appelle un changement. On se dit tout bas que Mohammed-Ali doit prochainement étendre sa puissance sur nos contrées ; on dit aussi que votre nation, qui a pris Alger, songe à s’emparer de la Syrie. O Beizadé Francaoui ! de quelque côté que vienne la conquête, elle sera ici bien accueillie, bien fêtée ; l’état où nous sommes ne saurait durer long-temps : si la conquête n’arrivait pas, tout faible qu’est notre peuple, il se révolterait, Dieu le sait, contre le mutselim oppresseur. Les petits, quand on les pousse à bout, ne connaissent plus de mesure ; le chat dans son désespoir arrache les yeux au tigre. Du reste, Dieu ne veut pas que le règne de l’injustice soit éternel, il est écrit : « Malheur à l’homme puissant qui dévore la substance du peuple, car il s’y trouve toujours à la fin un os pour l’étrangler ! »

Tel est le résumé des faits et des pensées que m’a confiés le cadi de Gaza ; ses paroles m’ont rempli de surprise ; j’étais frappé à la

  1. La bourse vaut cinq cents piastres, et la piastre sept sous de notre monnaie.