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échappé à une première lecture ; on aime à redire une strophe harmonieuse, à remonter jusqu’à l’origine d’une image ; et quand au fond de son cœur on aperçoit, en caractères confus, ce que le poète a su graver sur l’airain, on s’applaudit naïvement de cette invisible fraternité. — Au théâtre, y a-t-il rien de pareil ?

Après la tragédie consulaire et impériale qui se nourrissait de flatterie, après la tragédie allusive de la restauration, qui prenait pour le dernier terme de la poésie dramatique les taquineries d’un hémistiche, nous avons eu tout récemment, il n’y a pas encore six ans, le drame shakespearien. Le dernier venu est-il plus jeune que les deux autres ?

Le public apporte à l’histoire dialoguée la même insouciance et le même ennui qu’aux plaidoyers emphatiques de la tragédie impériale. Il ne s’inquiétait guère en 1810 de savoir si M. Arnault descendait en ligne directe de Sophocle, par Corneille ; il ne demande pas aux poètes d’aujourd’hui s’ils descendent de Shakspeare par Schlegel ou Letourneur.

Il y a, je crois, à cette indifférence une explication toute simple : la poésie peut élever jusqu’à elle les pensées les plus rétives et les plus paresseuses ; une fois résolue à l’accomplissement de la tâche qu’elle a choisie, elle peut préparer de longue main l’attention et la docilité de son auditoire ; elle se résigne à l’éducation des hommes qu’elle a entrepris de dominer ; elle mesure à leurs forces l’enseignement des premiers jours. Dès qu’elle sent le sol plus tendre s’ouvrir plus profondément sous le soc de la charrue, elle devient plus hardie, elle ne ménage plus ses mouvemens avec la même avarice ; elle ne craint plus d’épuiser le terrain par une semence trop généreuse ; elle se fie au soleil et à la rosée pour féconder son espérance ; elle attend courageusement que le germe enfoui s’épanouisse et se lève, et la moisson dorée ne manque jamais à sa persévérance.

Ainsi fait la poésie ; mais l’industrie dramatique n’a pas les mêmes ressources, parce qu’elle n’a pas la même tâche. La poésie veut, l’industrie convoite ; la poésie marche lentement à la conquête des intelligences, l’industrie s’adresse aux passions grossières, aux appétits puérils ; la poésie attaque au grand jour et tête haute, l’industrie se cache dans les ravins qui bordent la route, et détrousse