Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/725

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
725
IMPRESSIONS DE VOYAGES.

cinq sur vingt-deux. Ce n’en est pas moins le plus effrayant à traverser, vu l’absence de parapets.

La tradition à laquelle il doit son nom, est peut-être une des plus curieuses de toute la Suisse : la voici dans toute sa pureté.

La Reuss, qui coule dans un lit creusé à soixante pieds de profondeur entre des rochers coupés à pic, interceptait toute communication entre les habitans du val Cornera et ceux de la vallée de Göschenen, c’est-à-dire entre les Grisons et les gens d’Uri. Cette solution de continuité causait un tel dommage aux deux cantons limitrophes, qu’ils rassemblèrent leurs plus habiles architectes, et qu’à frais communs plusieurs ponts furent bâtis d’une rive à l’autre, mais jamais assez solides pour qu’ils résistassent plus d’un an à la tempête, à la crue des eaux, ou à la chute des avalanches. Une dernière tentative de ce genre avait été faite vers la fin du xive siècle, et l’hiver presque fini donnait l’espoir que cette fois le pont résisterait à toutes ces attaques, lorsqu’un matin on vint dire au bailli de Göschenen que le passage était de nouveau intercepté.

— Il n’y aura que le diable, s’écria le bailli, qui puisse nous en bâtir un.

Il n’avait pas achevé ces paroles qu’un domestique annonça : messire Satan.

— Faites entrer, dit le bailli.

Le domestique se retira et fit place à un homme de trente-cinq à trente-six ans, vêtu à la manière allemande, portant un pantalon collant de couleur rouge, un justaucorps noir, fendu aux articulations des bras, dont les crevés laissaient voir une doublure couleur de feu. Sa tête était couverte d’une toque noire, coiffure à laquelle une grande plume rouge donnait par ses ondulations une grâce toute particulière. Quant à ses souliers, anticipant sur la mode, ils étaient arrondis du bout, comme ils le furent cent ans plus tard, vers le milieu du règne de Louis xii, et un grand ergot, pareil à celui d’un coq, et qui adhérait visiblement à sa jambe, paraissait destiné à lui servir d’éperon, lorsque son bon plaisir était de voyager à cheval.

Après les complimens d’usage, le bailli s’assit dans un fauteuil, et le diable dans un autre ; le bailli mit ses pieds sur les chenets, le diable posa tout bonnement les siens sur la braise.