Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/730

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
730
REVUE DES DEUX MONDES.

souffle de Dieu poussa vers l’Helvétie, étaient les Burgunds et les Allamanni : ils s’établirent depuis Genève jusqu’à Constance, et depuis Bâle jusqu’au Saint-Gothard. Ces hommes, incultes et sauvages comme les forêts dont ils sortaient, restèrent saisis d’étonnement en face des monumens que la civilisation romaine avait laissés ; incapables de produire de pareilles choses, leur orgueil se révolta à l’idée que des hommes les avaient produites, et toute œuvre qui leur parut au-dessus de leurs forces, fut attribuée par eux à la complaisante coopération de l’ennemi des hommes, que ceux-ci avaient dû nécessairement payer au prix de leurs corps ou de leurs ames. De là toutes les légendes merveilleuses dont le moyen-âge hérita et qu’il a léguées à ses enfans.

Une lieue après le pont du Diable, et en descendant toujours la Reuss, on trouve un second pont jeté sur cette rivière, et à l’aide duquel on passe d’une rive à l’autre ; il a été bâti à l’endroit même appelé le Saut du Moine. Ce nom vient de ce qu’un moine, qui avait enlevé une jeune fille et l’emportait entre ses bras, poursuivi par les deux frères dont les chevaux le gagnaient de vitesse, s’élança, sans quitter son fardeau, d’une rive à l’autre, au risque de se briser avec lui dans le précipice. Les frères de la jeune fille n’osèrent le suivre, et le moine resta maître de celle qu’il aimait. Le saut fait par cet autre Claude Frollo avait vingt-deux pieds de largeur, et l’abîme qu’il franchissait, cent vingt pieds de profondeur.

Un quart d’heure avant d’arriver à Altorf, nous aperçûmes, de l’autre côté de la rivière, le village d’Attingausen, et derrière le clocher de ce village, les ruines de la maison de Walter Furst, l’un des trois libérateurs de la Suisse. Nous venions d’abandonner la terre de la fable pour celle de l’histoire : désormais plus de légendes diaboliques ou de traditions monacales, mais une épopée tout entière, grande, belle et merveilleuse, accomplie par une nation, sans autre secours que celui de ses enfans, et dont nous lirons bientôt la première page à Bürglen, sur l’autel de la chapelle élevée à l’endroit même où naquit Guillaume Tell.


Alex. Dumas.