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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/732

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REVUE DES DEUX MONDES.

Nous continuerons de chercher, dans les lettres de l’Arétin, et lui-même et son siècle tout entier.

Un grand écrivain vivait alors ; belle âme platonique et malheureuse ; intelligence harmonieuse et désolée ; fleur toute poétique, dont l’encens s’exhalait douloureusement. Elle se flétrissait dans les cours, et son épanouissement maladif ne s’accomplissait qu’au prix de souffrances cruelles. C’était le Tasse. Il ignorait complètement le monde, et ne s’en approchait que pour s’y blesser et s’y meurtrir, pour heurter sa vanité susceptible contre les aspérités de la vie réelle, pour froisser sa fierté de poète contre les exigences des grands ; quelquefois aussi une femme idolâtrée, dernier bourreau parmi tant de bourreaux, faisait jaillir les larmes de ces yeux desséchés, le sang de ces veines appauvries, et la déraison de cette tête si bien faite et si lumineuse. Gœthe est le seul homme qui ait compris ce caractère ; Byron lui-même l’a travesti : pas un commentateur, pas un traducteur n’a su ce qu’était Torquato le platonicien, Torquato le fou, l’amant de Léonore. Le génie ne livre qu’à un génie de la même famille ses plus intimes secrets ; l’étamine du palmier ne tombe que sur la fleur lointaine du palmier qui l’appelle[1].

Mais revenons au Tasse.

Ce poète, si absorbé par ses pensées intérieures et si peu capable de calculer sa conduite, disait hardiment tout ce qui traversait sa pensée : il le disait dans ses préfaces, dans ses vers, dans ses dialogues, dans ses dissertations ; soit qu’il imaginât que la Jérusalem délivrée était un symbole chrétien, ou que Madonna Léonora l’avait regardé d’un œil plus caressant, ou qu’en chantant le baiser et le regard d’une maîtresse, il avait chanté la céleste flamme et la volupté des cieux. La dissonance entre lui et l’Arétin était si dure et si

  1. Les Allemands, qui comprennent ces choses, ont inventé un mot spécial pour désigner cette puissance magnétique, cette seconde vue, cette vive compréhension des siècles et des hommes, qui introduit Walter Scott dans le génie des temps passés, Gœthe dans l’âme de Tasse et dans celle du sculpteur Cellini. — Écoutez, en d’autres pays, l’homme du monde et le critique : ils flétriront cette compréhension (l’une des plus rares formes du génie), d’un nom ridicule et absurde : — érudition !