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L’ARÉTIN.

choquante, qu’à peine ose-t-on réunir ces deux noms effrayés de se rencontrer dans la même phrase. Le Tasse, c’est l’ame, tremblante et passionnée, ardente et palpitante, voilée des longs replis de ses angéliques ailes, ayant pour souffle des mélodies éthérées, pour vêtemens, des flots de lumière ; l’ame venant à rencontrer dans l’espace cette autre créature de Dieu, le corps, la brute, l’existence animale, grossière, sensuelle, avec l’énergie de ses appétits et dans sa nudité effrénée : le corps, c’est l’Arétin.

Tasse dut s’étonner de la réputation qui donnait à l’Arétin un trône d’or et des coussins de pourpre, une apothéose et des esclaves. On vantait surtout les épîtres de ce grand littérateur de Venise. Tasse les trouva pétries d’affectation, de paroles creuses et vaines, de figures boursouflées et absurdes, de mots arrogans et ridicules ; il se courrouça de ce qu’un si mauvais style et de si folles pensées eussent fait école, de ce que plus de vingt écrivains se fussent jetés sur les traces d’un si misérable modèle. Il ne cacha pas son opinion ; il écrivit et imprima que, de tous les épistolaires qui faisaient fortune en Italie, « pas un n’était digne d’imitation. » Il avait raison ; voici deux siècles que nous pensons de même.

Mais l’Arétin ne fut pas de cet avis ; il savait l’isolement du poète, que personne ne protégeait. On verra, dans les deux lettres suivantes, combien il était sûr de lui-même, quel profond sentiment de supériorité l’exaltait, quand du haut de sa gloire acquise, il écrasa ce pauvre Tasse, humble vassal qui avait offensé son seigneur :

L’ARÉTIN AU MOLINO.

« J’ai écrit au Tasse, avec beaucoup de raison et sans colère, ce que je pense de la manière dont il nous traite. N’a-t-il pas dit, dans une de ses lettres, que nul écrivain épistolaire vivant n’est digne d’admiration : s’arrogeant ainsi avec un tacite orgueil, le titre de seul auteur épistolaire ? Injure aux vivans et oubli des morts ! N’est-ce donc rien que le Bembo, le Molza, le Castiglione, le Guidiccione, Jules Camillo, sans parler du Tolomeo, du Fortunio, du Caro, du Dolce et de tant d’autres ? Et moi-même,