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jetait un triste regard sur ses guerriers morts ou dispersés, et, se voyant privé de ses deux enfans, il répétait en rugissant : On m’a coupé les deux bras !

Le troisième corps d’armée fut expédié de Mendoza sous les ordres de don Féliz Aldado, le même qui se montra si cruel pendant les guerres civiles, et qui fut traîné, le corps traversé d’un coup de lance, dans les rues de Cordova, au grand trot sur un cheval maigre, honni et bafoué par toute la population exaspérée. Aldado, jadis moine, chapelain dans les armées de San-Martin, puis soldat, officier, colonel, était à la tête de cette division. Il eut peu à combattre. Les Indiens épièrent ses mouvemens, le suivirent pas à pas, et, par une nuit très obscure, ils parvinrent à surprendre son avant-garde, endormie paisiblement sur une île. Ils passent la rivière à la nage, égorgent plus de soixante soldats, et disparaissent. À cette époque, j’étais sur le point de quitter Mendoza ; malgré toutes les précautions prises pour cacher ce fâcheux événement, la nouvelle s’en répandit promptement, et consterna les habitans. Une armée vaincue laissait la route ouverte aux Indiens, et la lui frayait même par sa retraite.

Le plus grand résultat de cette expédition fut de reprendre beaucoup de troupeaux, d’épouvanter les Indiens qui avaient le plus dévasté les provinces du centre, et surtout de délivrer des captifs. On les envoyait à Mendoza pêle-mêle avec les femmes des sauvages emmenées à leur tour en esclavage. Ces convois arrivaient escortés par de vieux soldats qu’on eût pris pour des Cosaques à leur figure sévère et farouche, à leurs longues lances. Toute la population accourait de bien loin pour chercher parmi ces rescatados, méconnaissables après tant de misères, celui ou celle qu’on avait cru perdu pour jamais. On s’embrassait en pleurant, et à ces démonstrations de joie se joignaient aussi des scènes de douleur, quand, après avoir passé en revue tous ces visages hâves et décolorés, un gaucho, venu de l’extrémité de la province, voyait son dernier espoir évanoui. Pour consoler tout le monde, Quiroga faisait distribuer des femmes indiennes aux assistans ; elles sont devenues servantes dans les maisons, et s’occupent là comme sous les toldos à faire des ponchos. La liberté pour elles n’existe guère dans la plupart des peuplades indiennes ; les femmes sont les humbles esclaves