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CHATTERTON.

obstinée, les mouvemens heurtés d’une conversation passionnée. Chez lui, on le sent facilement, le mieux est l’ennemi du bien ; l’élégance continue et laborieuse qu’il s’impose, contrarie fatalement l’abandon et la spontanéité dont la scène ne peut se passer. Je dois donc le dire sans hésitation et sans redouter le reproche de pessimisme : je ne pense pas que M. de Vigny soit appelé, par la nature de ses inspirations, ni surtout par ses habitudes de style, à écrire pour la scène. Je me réjouis sincèrement du succès qu’il a obtenu jeudi dernier, non-seulement parce que j’y vois, pour lui, une protestation toute naturelle contre la franchise austère de mon jugement, mais aussi parce que l’attention religieuse de l’auditoire, en présence de ce dialogue inaccoutumé, promet à la réaction spiritualiste un prochain et infaillible triomphe. Ce qu’il n’a pas fait, l’avenir saura bien le faire. J’ignore s’il sera donné à M. de Vigny de se résoudre aux calculs scéniques qu’il paraît dédaigner aujourd’hui ; j’ignore s’il consentira un jour à combiner, selon les conditions du théâtre, les pensées qu’il exprime aujourd’hui avec une richesse égoïste. Renoncera-t-il sans regret aux patientes coquetteries de la pensée ? oubliera-t-il sans répugnance la chasteté savante du style qui jusqu’ici a fait sa gloire la plus solide ? Ce n’est pas moi qui résoudrai ces questions. L’épreuve, et l’épreuve seulement, décidera pour ou contre mes prophéties. Mais voici comme je comprends et comme je m’explique l’inaptitude dramatique de l’auteur de Cinq-Mars et de Stello. L’élégie pure est la vie naturelle de sa pensée ; rien, dans ses œuvres, n’est au-dessus du poème d’Eloa. Or, l’élégie est, de sa nature, inactive et repliée sur elle-même ; mais elle trouve pourtant à se placer dans le récit sans violer manifestement toutes les conditions de la forme épique. Comme le poète qui raconte a le droit d’intervenir en son nom et d’interpréter librement, avec ses émotions personnelles, les actions de ses personnages, le lecteur accepte sans impatience les haltes élégiaques. Le récit le plus riche, le plus complet, le plus animé, participe volontiers de l’indolence et de l’énergie. L’individualité du poète trouve à se révéler à de fréquens intervalles sans blesser la raison ; mais il n’en va pas ainsi au théâtre. Le drame veut, avant tout, l’animation, la force, le mouvement, la virilité de la pensée. La paisible expansion, le déroulement harmonieux des