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souverain. Qu’est-ce en effet que le public, si ce n’est une réunion désintéressée d’hommes qui vivent chaque jour, non pas seulement de la vie d’imagination, mais de la vie pratique, cette source inépuisable où l’imagination doit venir sans cesse se retremper et se rajeunir. Le public ignore et veut ignorer les poétiques, les règles, les conditions absolues de l’art ; il dit au poète : Touchez-moi, faites couler mes larmes, et si vous me présentez le miroir, faites que je m’y reconnaisse. À ces conditions, je vous aime et je vous applaudis. Prenez-vous-y d’ailleurs comme vous voudrez, suivez ou enfreignez les règles, peu m’importe, car ce que je vous demande, ce n’est pas d’ajuster des syllogismes, mais de faire mouvoir des hommes, des hommes vivans, pétris de chair et d’os comme moi.

Le public peut être surpris un moment, il pourra se laisser entraîner, siffler à la première représentation le Misantrope ou le Barbier de Séville, parce que le public est impressionnable, mobile, humain, et par conséquent faillible. Mais comme, par la même raison, il est sensible, comme il est composé d’intelligences différentes et de tous degrés, il s’établit entre toutes ces impressions inégales et diverses une fusion et une sorte de contrepoids, dont le résultat moyen constitue à nos yeux un jugement relativement et définitivement infaillible.

L’esprit de la critique, lui, dérive d’une source tout opposée. Le critique, pour être critique, doit avoir peu de spontanéité, peu d’abandon ; être plus propre à réfléchir sur les impressions qu’à les recevoir ; accoutumé à prévoir les résultats et les combinaisons des sentimens de l’ame une fois mis en jeu, il ne se laisse point emporter, il ne pleure pas, il juge ; il ne vit pas, il regarde vivre. Les règles de l’art, la pratique des grands-maîtres, et leurs traditions, sont présentes à son esprit, et lui fournissent à chaque instant de nombreux points de comparaison. Vous croyez que c’est Chatterton seulement qu’il écoute, tandis que le spectacle de chaque scène réveille, et fait vibrer en lui le souvenir de toutes les tentatives analogues qui ont illustré le théâtre, en sorte que, moitié présent, moitié absent, ce n’est pas à l’œuvre du poète, mais au travail de son propre cerveau qu’il assiste, à la comparaison qui s’y établit.

Aussi quand il vous aura longuement entretenu des vices du poème, du défaut d’agencement des rôles, de tous les griefs, plus ou moins fondés, que son esprit d’analyse lui suggère, dites-lui seulement : « Tout cela est vrai peut-être, mais veuillez m’expliquer comment il se fait que j’aie pleuré. » À cela, rien à répondre, les larmes, l’émotion ne sont point du ressort de l’analyse ; c’est là un fait mystérieux, illogique, irrationnel ; c’est un fait de sentiment, placé au-dessus du raisonnement et de la dis-