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ANDRÉ.

Le marquis eut envie de prendre une des branches cassées dont elles jonchaient le sable, et de leur courir sus, en les poursuivant comme des chèvres malfaisantes ; mais il vit la grande taille de Joseph se dessiner auprès d’Henriette, et, quoique brave, il ne se soucia point d’engager avec lui une discussion qui pouvait devenir orageuse. D’ailleurs il aimait Joseph, et voyait bien qu’il n’approuvait pas ce dégât. Il prit un parti plus sage et plus cruel : il alla droit à l’écurie, fit sortir son cheval, atteler le char-à-bancs, et conduire l’un et l’autre à trois cents pas de la maison, dans une grange dont il prit la clé dans sa poche, puis il revint d’un air calme et rentra dans le salon. Il n’y trouva personne ; mais la vengeance, qui le protégeait, lui fit apercevoir, du premier coup d’œil, quatre ou cinq grands bonnets de tulle et deux ou trois schalls de barége étalés avec soin sur le canapé. Ces demoiselles avaient déposé là leurs atours pour courir plus à l’aise dans le jardin. Le marquis n’en fit ni une ni deux. Il s’étendit tout de son long sur les rubans et sur les dentelles, et ne manqua pas d’allonger ses grosses guêtres crottées sur le fichu de crêpe rose de Mlle Henriette. Il attendit ainsi, dans un repos délicieux, que ces demoiselles eussent fini de dévaster son verger.

Quand elles rentrèrent, elles trouvèrent en effet le malicieux campagnard qui feignait de dormir en écrassant les précieux chiffons ; elles le maudirent mille fois, et prononcèrent, assez haut pour qu’il l’entendît, les mots de vieil ivrogne.

— Fort bien ! disait Henriette d’un ton aigre, il faut de la dentelle à M. le marquis pour dormir en cuvant son vin !

— Ma foi, disait Joseph en se pinçant le nez pour ne pas éclater de rire, je trouve la chose singulière et si drôle, qu’il m’est impossible de m’en affliger. Vraiment, c’est dommage de réveiller ce bon marquis, quand il dort si bien, l’aimable homme !

En parlant ainsi, Joseph secouait doucement la main du marquis. Celui-ci feignit long-temps de ne pouvoir se réveiller. Enfin, il se décida à quitter le canapé, et à laisser les grisettes ramasser les débris de leur toilette. Dans quel état, hélas !… Henriette écumait de rage. M. de Morand feignit de ne s’apercevoir de rien. Il prit le bras de Joseph, et sortit sous prétexte de le mener à son pressoir. Mais sa véritable vengeance ne tarda pas à éclater. Le