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VISITE À LATTAQUIÉ.

entrecoupaient son chant. Eudoxie aimait aussi à chanter le moual cité plus haut, qui finit par ces paroles : « Mon ami, je vous aimais déjà lorsque vous étiez encore dans le sein de votre mère. »

Jamais les deux amans, dans leurs tendres causeries, ne se sentirent coupables du moindre sentiment de haine contre Dimitri, cette barrière vivante qui les séparait ; ils n’obéissaient qu’à une impression naturelle quand ils murmuraient entre eux cette confidence : — Si Dimitri arrivait à sa fin, nous pourrions nous unir devant les hommes comme nous le sommes déjà devant Dieu ; nos murs ne battraient plus de crainte, mais toujours d’amour. — Ils avaient coutume d’ajouter. Que Dieu bénisse Dimitri, et qu’il accorde à notre amour un long avenir !

Il y avait quelques mois qu’Eudoxie et Guéorguious goûtaient toutes les félicités de l’amour, lorsque la peste fut signalée à Lattaquié ; on sait que rarement une année s’écoule sans que la peste descende sur les côtes de Syrie. Chaque maison, chaque famille chrétienne redoutait le fléau qui venait de s’abattre sur la cité ; on s’enfermait, on s’entourait de précautions, car les chrétiens orientaux ne sont pas comme les musulmans qui se fient à la seule Providence pour échapper à la peste. Le fléau cruel atteignit plusieurs habitans de Lattaquié, entre autres Guéorguious, l’ange d’Eudoxie, la lumière et la joie de sa vie. Eudoxie, désespérée, courut auprès du malade. Les gardiens du pestiféré repoussèrent d’abord la jeune femme, ne voulant point la livrer à la contagion ; mais d’heure en heure il circulait dans le quartier des nouvelles de plus en plus tristes sur l’état de Guéorguious. Eudoxie, qui, durant deux jours et deux nuits, avait été vue errant autour de la demeure du malade sans vouloir toucher à aucune nourriture ; Eudoxie, qui, dans ce court espace de temps, était devenue un fantôme digne de pitié, parvint à tromper la vigilance du gardien et se précipita dans les bras de Guéorguious mourant ; elle colla ses lèvres sur les lèvres livides de son ami, baiser lugubre et mortel. — Qu’ai-je à faire de la vie, s’écriait-elle, puisque Guéorguious m’est enlevé ? Ô mon bien-aimé ! toujours ensemble, toujours ensemble ! Quelle honte si je restais sur la terre quand tu seras enfermé dans le tombeau ! » Lorsque Eudoxie parlait ainsi, l’oreille de Guéorguious était fermée aux paroles des vivans ; un faible