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REVUE. — CHRONIQUE.

homme que de l’argent, une position matérielle, une pâture pour le corps. Pour les mériter, il ne faut être ni généreux, ni brave, ni distingué par aucune des qualités du cœur ou de l’esprit ; il faut seulement ou avoir reçu de son père en héritage un confortable patrimoine, ou, par une pratique assidue des coulisses de la Bourse, avoir acquis, avant que les cheveux aient entièrement blanchi, quelqu’une de ces fortunes rapides où la stricte probité n’arrive guère ; il faut, en un mot, pouvoir les nourrir, les parer, les amuser : celui qui a une pareille condition à leur offrir, celui-là est un bon parti recommandé aux innocens manéges des filles, envié et circonvenu par les savantes intrigues des mères rivales.

L’éducation bourgeoise a fructifié. Les femmes égoïstes ont engendré des hommes qui paient avec usure à leurs filles les intérêts des leçons de morale sèche et cupide dont on a bercé leur enfance. Go, my son, and make money, dit aujourd’hui la mère à son fils. Docile aux leçons maternelles, le fils saura peut-être faire fortune ; mais ne lui demandez pas de savoir faire le bonheur d’une femme, de respecter ses affections, de protéger sa faiblesse ; ceci n’a point fait partie du programme exigé d’un bon parti, et, comme il est dit dans l’Évangile : « Celui qui sème le vent recueille la tempête. »

C’est en grande partie par l’effet de cette réciprocité déplorable d’égoïsme brutal et de frivolité cupide, que nous sommes arrivés à ce honteux degré d’hébétation morale, qui, si nous ne devions nous en relever, ne nous laisserait bientôt plus dans le cœur d’admiration que pour les cuisiniers et les danseuses.

C’est le profond ressentiment des misères de la femme, et le désir de contribuer pour sa part à la relever de ses douleurs et de son abaissement, qui a fait prendre la plume à M. Émile Souvestre. Comme nous voyons dans l’art autre chose que la forme, et que nous faisons remonter plus haut l’origine de sa puissance et la cause de ses succès, nous applaudirions déjà M. Souvestre de s’être inspiré de cette noble cause. Il a représenté la vie intérieure de la femme dans quatre conditions différentes : la femme du peuple, victime de la brutalité et de la misère, et entraînée innocente dans l’abîme par son mari coupable ; la grisette, exposée aux séductions d’une vie plus élégante, développée par le cœur et par l’esprit, et retenue par la pauvreté dans une lutte inégale dont elle ne peut sortir qu’au prix de l’estime du monde, et quelquefois d’un mépris mérité ; la bourgeoise étouffée, hébétée par une éducation machinale ; enfin la grande dame pervertie par le goût du plaisir et desséchée par une concession prolongée aux sages exigences de la prudence mondaine. De ces quatre tableaux, celui de la grisette et celui de la bourgeoise sont incontestablement