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DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE.

naissances spéciales et la philosophie, nécessaires pour traiter un aussi vaste sujet. Notre vive admiration pour ce noble et substantiel ouvrage sera partagée, nous en avons l’assurance. Déjà les chefs les plus opposés et les plus éminens du monde politique l’ont accueilli avec les mêmes sentimens qu’il nous est doux d’exprimer. N’est-ce pas un beau privilége que de captiver de la sorte ces esprits inquiets et de les ravir jusqu’aux régions où la science recouvre quelquefois son empire ?

« Dans l’Amérique, M. de Tocqueville a vu plus que l’Amérique, c’est-à-dire une image de la démocratie, de ses penchans, de son caractère, de ses passions, afin de savoir ce que nous devons craindre ou espérer d’elle. Il a recherché les précautions établies ou négligées par les Américains, pour diriger cette puissance abandonnée presque sans contrainte à ses instincts.

L’égalité des conditions, aux États-Unis, est en effet l’immense résultat qui agit à son tour, comme cause générale, sur l’esprit public, sur les lois et les habitudes particulières des gouvernés. Or, l’auteur, reportant sa pensée vers notre hémisphère, un spectacle analogue à celui qu’offre le Nouveau-Monde lui inspire une sorte de religieuse terreur. Partout on voit les divers incidens de la vie des peuples tourner au profit d’une semblable révolution, et la démocratie s’avancer rapidement vers le pouvoir. Tous les hommes l’ont aidée de leurs efforts ; ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès, ceux qui ne songeaient pas à la servir, et ceux même qui se sont déclarés ses ennemis.

Le développement graduel de l’égalité est donc un fait providentiel : il continue à travers les siècles et s’étend à tout l’univers chrétien. Les termes de comparaison nous manquent pour savoir où ce mouvement nous entraîne, et la grandeur de ce qui est déjà fait empêche de prévoir ce qui peut se faire encore.

Il faut pourtant une science politique nouvelle à un monde tout nouveau ; mais c’est à quoi l’on ne songe guère. Parmi nous, jamais les chefs de l’état, les classes les plus intelligentes et les plus morales de la nation n’ont cherché à s’emparer de cette grande révolution sociale, afin de la diriger. On semblait ignorer l’existence de la démocratie, quand elle s’est emparée à l’improviste du pouvoir ; chacun alors l’a servilement adorée comme l’image de la force. Quand ensuite elle se fut affaiblie par ses propres excès, les législateurs ne songèrent qu’à la repousser du gouvernement au lieu de lui apprendre à gouverner. Il en est résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le matériel de la société, sans qu’il se fît dans les idées, les lois et les mœurs, le changement nécessaire pour