Joseph sentit que le marquis avait raison, et il fit un effort sur lui-même pour ne pas se déconcerter.
— Je conviens, dit-il, que les apparences sont contre moi, marquis ; mais si nous nous étions expliqués au lieu de nous fuir, vous verriez que j’ai fait tout le contraire de ce que vous croyez. Le jour où j’ai emmené André avec votre char-à-bancs et mon cheval, il est vrai, je crois avoir rempli mon devoir d’ami sincère envers le père autant qu’envers le fils.
— Comment cela, je vous prie ? dit le marquis en haussant les épaules.
— Comment cela ? reprit Joseph avec une effronterie sans pareille : ne vous souvient-il plus de la colère épouvantable et de l’insolente ironie de votre fils durant cette dernière explication que vous eûtes ensemble ?
— Il est vrai que jamais je ne l’avais vu si hardi et si têtu, répondit le marquis.
— Eh bien ! dit Joseph, sans moi, il aurait dépassé toutes les bornes du respect filial : quand je vis ce malheureux jeune homme exaspéré de la sorte, et résolu à vous dire l’affreux projet qu’il avait conçu dans le désespoir de la passion…
— Quel projet ? interrompit le marquis. Son mariage ? il me l’a dit assez clairement, je pense.
— Non, non, marquis, quelque chose de bien pis que cela, et que, grâce à moi, il renonça à exécuter ce jour-là.
— Mais qu’est-ce donc ?
— Impossible de vous le dire : vos cheveux se dresseraient. Ah ! funestes effets de l’amour ! Heureusement je réussis à l’entraîner hors de la maison paternelle ; j’espérais le tromper, lui faire croire que nous courions après sa belle, et à la faveur de la nuit, l’emmener coucher à ma petite métairie de Granières, où peut-être il se serait calmé et aurait fini par entendre raison ; mais il s’aperçut de la feinte, et après m’avoir fait plusieurs menaces de fou, il s’élança à bas du char-à-bancs, et se mit à courir à travers champs comme un insensé. J’eus une peine incroyable à le rejoindre, et avant de le saisir à bras le corps, j’en reçus plusieurs coups de poing assez vigoureux…