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emportait trop lentement à travers la mêlée d’embarcations qui encombraient le canal.

La princesse grecque Veneranda Gica était une personne sur l’âge de laquelle les commentateurs flottaient irrésolus, du chiffre quarante au chiffre soixante. Elle avait la taille fort droite, bien prise dans un corps baleiné, d’une rigidité majestueuse. Pour se dédommager de cette contrainte, où, par amour de la ténuité, elle condamnait une partie de ses charmes, et pour paraître encore jeune et folâtre, elle remuait à tout propos les bras et la tête, de sorte qu’on ne pouvait être assis près d’elle sans recevoir au visage à chaque instant son éventail ou ses plumes. Elle était d’ailleurs bonne, obligeante, généreuse jusqu’à la prodigalité, romanesque, superstitieuse, crédule et faible. Sa bourse avait été exploitée par plus d’un charlatan, et son cortége avait été grossi de plus d’un chevalier d’industrie. Mais sa vertu était sortie pure de ces dangers, grace à une froideur excessive d’organisation que les puérilités de la coquetterie avaient fait passer à l’état de maladie chronique.

Ser Zacomo Spada était sans contredit le plus riche et le plus estimable marchand de soieries qu’il y eût dans Venise. C’était un de ces véritables amphibies qui préfèrent leur île de pierre au reste du monde qu’ils n’ont jamais vu, et qui croiraient manquer à l’amour et au respect qu’ils lui doivent, s’ils cherchaient à acquérir la moindre connaissance de ce qui existe au-delà. Celui-ci se vantait de n’avoir jamais mis le pied en terre ferme, et de ne s’être jamais assis dans un carrosse. Il était fort entendu aux affaires de son commerce et savait au juste quel îlot de l’Archipel ou quel canton de la Calabre élevait les plus beaux mûriers et filait les meilleures soies. Mais là se bornaient absolument ses notions sur l’histoire naturelle terrestre. Il ne connaissait de quadrupèdes que les chiens et les chats, et n’avait vu de bœuf que coupé par morceaux dans le bateau du boucher. Il avait du cheval une idée fort incertaine pour en avoir vu deux fois dans sa vie à de certaines solennités, où, pour divertir et surprendre le peuple, le sénat avait permis à des troupes de bateleurs d’en amener quelques-uns sur la rive des Esclavons. Mais ils étaient si bizarrement et si pompeusement enharnachés, que ser Zacomo et beaucoup d’autres avaient pu