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palais et des ruines, des jardins et des solitudes ; l’horizon s’étend au loin ou se resserre tout à coup ; les maisonnettes, les étables, les colonnes, les arcs de triomphe, tout cela est pêle-mêle, et souvent si rapproché, que tout pourrait trouver place sur la même feuille de papier… »

Ce ton est simple et n’a rien d’affecté ; Goëthe ne se drape point pour poser parmi les ruines ; il les montre, ainsi que lui, telles qu’elles sont : il ne fait ici ni leur toilette ni la sienne. On le voit sur les débris du palais de Néron, tout occupé, non à rêver sur l’instabilité des grandeurs humaines, mais à faire ce que beaucoup d’autres ont fait après lui, à remplir ses poches de morceaux de granit et de porphyre. Il ne supprime point les artichauds qui croissent parmi les ruines. Il conserve ces contrastes qui augmentent l’effet. Quand on veut visiter la roche Tarpéienne, on sonne à une porte de peu d’apparence, sur laquelle sont écrits ces mots : Rocca Tarpeia. Une pauvre femme arrive et vous mène dans un carré de choux. C’est de là qu’on précipita Manlius. Je serais désolé que le carré de choux manquât. Le souvenir y perdrait.

Goëthe jouissait de Rome avec une parfaite sérénité d’ame et d’esprit. Échappé à toutes les petites tracasseries littéraires, à tous les petits soucis de cour et de société ; achevant Egmont et Torquato, écoutant retentir jusqu’à lui les succès d’Iphigénie, jouissant du ciel, de la lumière, des arts, des monumens, avec l’œil d’un connaisseur, l’intelligence d’un critique et l’âme d’un artiste, il goûtait à Rome tout le bonheur que les sens, l’imagination et l’étude peuvent donner. Les facultés de son être étaient dans un équilibre délicieux ; il exprime en cent endroits sérieux ou folâtres ce sentiment d’harmonieuse félicité dont Rome le remplissait. Lui, accoutumé à s’étudier et à se dominer, s’y livre avec un aveugle abandon. Dans un passage seulement de sa correspondance perce la défiance du bonheur qu’il avait déjà tant de fois éprouvé passager.

« Ma vie actuelle est comme un rêve de jeunesse ; nous verrons si je suis destiné à le goûter, ou à reconnaître que celui-ci est vain, comme tant d’autres l’ont été. » Ce sentiment de mélancolie si naturelle au bonheur ne fait que traverser le sien, et il continue à le savourer sans mélange et sans inquiétude ; mais cette disposi-