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DE LA LITTÉRATURE AUX ÉTATS-UNIS.

Benjamin Franklin a rimé quelques vers dont nous ne parlerons que pour mémoire, et qui peuvent se classer, pour la force poétique, tout auprès des Quatrains du sieur de Pybrac. Peu de temps après sa mort, la carrière poétique des États-Unis s’ouvrit par un poème épique, la Colombiade, de Joël Barlow. Le sujet, la découverte du Nouveau-Monde, était magnifique. Rien de plus ennuyeux que ce poème ; et faut-il le dire ? cet ennui est commun à la plupart des poèmes nés en Amérique.

Nous avons expliqué cette énigme. Le bon sens règne sur le pays de Franklin. Voulez-vous chercher la partie poétique de cette civilisation nouvelle ? C’est précisément celle que le bon sens désapprouve, celle qui n’a encore aucune expression littéraire. Voici, dans les forêts lointaines, et dans les vastes prairies, des bacchanales chrétiennes : au centre d’une foule enivrée, un prêtre orgiaque qui se dit chrétien, des danses effrénées et des hurlemens insensés, une exaltation qui rappelle les corybantes antiques. C’est le génie de l’inspiration puritaine, rendu furieux par l’isolement, exalté par la vie sauvage et la longue absence des cérémonies religieuses. Ces revivals, ou ravivemens de la foi, sont terribles et grandioses ; les arrière-neveux des Américains modernes y trouveront de la poésie. Voici encore la lutte des planteurs et de la nature, celle des trappeurs et des sauvages ; brutalité, férocité, existence de meurtre et de vol ; je vous le répète, toute la poésie de l’Amérique. L’Amérique civilisée la voit d’un œil de souverain mépris.

En général, elle se renferme dans le genre de l’idylle. Ce mode pastoral, assez borné de sa nature, se resserre encore dans des limites plus étroites, lorsque le contraste des peuplades guerrières et nomades, la lutte avec la nature sauvage et la voluptueuse rêverie du berger s’en trouvent bannis. Telle est la muse américaine. Qu’elle se garde bien de se montrer passionnée ou trop tendre ! Gare la censure du ministre calviniste ! Point d’excès : le décorum n’admet pas l’excès. N’admirez jamais la nature avec trop de ferveur, vous tomberiez dans le panthéisme ; contentez-vous d’une espèce d’idylle bourgeoise ; il vous est défendu de lui prêter la sensibilité larmoyante et la nuance gris-rose de Salomon Gessner. Un peuple marchand trouverait cette sensibilité absurde. N’allez pas y jeter non plus cette odeur de pipe, de bierre ou de