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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/24

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que sa beauté attirait sur elle, quelque chose d’insolent qui blessait son orgueil au lieu de le flatter, et qui l’augmentait dans un sens tout opposé à la puérile vanité des jeunes filles. Elle n’était occupée qu’à se créer un maintien froid et dédaigneux qui éloignait toute impertinente entreprise, et elle y réussissait si bien, que nulle parole d’amour n’avait osé arriver jusqu’à son oreille, aucun billet jusqu’à la poche de son tablier.

Mais comme elle agissait ainsi par disposition naturelle, et non par suite des leçons emphatiques de sa mère, elle ne repoussait pas absolument l’espoir de trouver un cœur noble, une amitié solide et désintéressée, qui consentît à la sauver sans rien exiger d’elle ; car si elle ignorait bien des choses, elle en savait aussi beaucoup que les filles d’une condition médiocre apprennent de très bonne heure ; et cette science précoce est un bien : sans elle, il leur serait difficile de se préserver des inconvéniens de leur ignorance à tous autres égards.

Le cousin Checo étant stupide et insoutenable comme tous les maris tenus en réserve par la prévoyance des parens, Mattea s’était juré de se précipiter dans le canalazzo, plutôt que d’épouser cet être ridicule, et c’était principalement pour se garantir de ses poursuites qu’elle avait déclaré le matin même à sa mère, dans un effort désespéré, que son cœur appartenait à un autre. Mais cela n’était réellement pas vrai. Quelquefois peut-être, Mattea laissant errer ses yeux sur le calme et beau visage du marchand turc, dont le regard ne la recherchait jamais et ne l’offensait point comme celui des autres hommes, peut-être, dis-je, avait-elle laissé passer précipitamment dans sa tête l’idée que cet homme étranger aux lois et aux préjugés de son pays, et surtout renommé entre tous les négocians turcs pour sa noblesse et sa probité, pouvait la secourir. Mais à cette idée folle et rapide avait succédé un raisonnable avertissement de son orgueil ; Abul ne semblait nullement éprouver pour elle amour, amitié ou compassion. Il ne paraissait pas seulement la voir la plupart du temps, et s’il lui adressait quelques regards fixes et étonnés, c’était de la singularité de son vêtement européen, ou du bruit que faisait à son oreille la langue presque inconnue qu’elle parlait, qu’il paraissait émerveillé. Mattea s’était rendu compte de tout cela. Elle se disait sans humeur, sans dépit,