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MATTEA.

sans chagrin, peut-être seulement avec un peu de surprise ingénue, qu’elle n’avait produit aucune impression sur Abul ; et la seule qu’elle reçût de lui la portait à se dire : — Si quelque marchand turc d’une bonne et honnête figure, et d’une intacte réputation, comme voici Abul-Amet, venait à m’offrir de m’épouser et de m’emmener dans son pays, bien loin, bien loin, j’accepterais sans répugnance et sans scrupule de bigotte ; et quelque médiocrement heureuse que je fusse, je ne pourrais manquer de l’être plus qu’ici. — C’était là tout, en vérité. Ni le Turc Abul, ni le Grec Timothée ne lui avait adressé une parole qui donnât suite à ces idées, et c’était dans un moment d’exaspération singulière, délirante, inexplicable, comme il en vient seulement aux jeunes filles, que Mattea, soit pour désespérer sa mère, soit pour se persuader à elle-même qu’elle avait une volonté bien arrêtée, s’était imaginé de nommer le Turc plutôt que le Grec, plutôt que le premier Vénitien venu.

Cependant, à peine cette parole fut-elle lâchée, étrange effet de la volonté ou de l’imagination dans les jeunes têtes ! que Mattea chercha à se pénétrer de cet amour chimérique et à se persuader que depuis plusieurs jours elle en avait ressenti les sourdes et mystérieuses atteintes. — Non, se disait-elle, je n’ai point menti, je n’ai point avancé au hasard une assertion folle. J’aimais, sans le savoir ; toutes mes pensées, toutes mes espérances se reportaient vers lui. Au moment du péril, dans la crise décisive du désespoir, mon amour s’est révélé aux autres et à moi-même ; ce nom est sorti de mes lèvres par l’effet d’une volonté divine, et je le sais, je le sens maintenant, Abul est ma vie, mon salut, mon amour.

En parlant ainsi à haute voix dans sa chambre, exaltée, belle comme un ange dans sa vive rougeur, Mattea se promenait avec agitation, faisant voltiger son éventail autour d’elle.

iii.

Timothée était un petit homme d’une figure agréable et fine, dont le regard un peu railleur était tempéré par l’habitude d’une prudente courtoisie. Il avait environ vingt-huit ans et sortait d’une