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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/304

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des crises de mort une ou deux fois l’an, et, pour se traiter, des médecins de passage ! Certes si la gloire se mesurait au labeur de l’homme, il ne devrait pas y avoir un nom plus glorieux que celui d’Érasme ! Mais la gloire n’est que la réunion de plusieurs convenances, les unes dépendant de l’homme, les autres de son pays et de son époque, quelques-unes de la langue dans laquelle il écrit ; c’est l’œuvre commune du génie de l’écrivain, d’une époque recueillie et désintéressée qui peut entendre des vérités de tous les temps, d’un peuple arrivé à ce point d’intelligence littéraire où se font les grands monumens de l’art, d’une langue qui a atteint son point de perfection et de fixité. Or, toutes ces convenances, dont la première seulement a pu donner la gloire, témoin Shakspeare, ont manqué à Érasme. C’était un grand esprit, mais point un homme de génie. Son époque, inquiète et turbulente, n’avait l’oreille qu’aux choses de polémique religieuse, choses essentiellement contingentes. Son public aspirait à l’intelligence littéraire, mais en était bien loin encore. Sa langue était une langue morte. Les livres qui restent sont ceux où il est parlé dans un beau langage des choses qui ne passent pas, c’est à savoir du fond même de l’homme, des motifs de ses actions, de ce qu’il y a en lui de constant et d’immuable, même dans ses changemens, et la gloire ne va qu’aux livres qui restent. Mais c’en est une relative, et de grand prix, que celle d’avoir été l’homme d’un temps, d’un moment, d’où devait sortir une longue et majestueuse suite de temps et de momens meilleurs. C’est là la gloire d’Érasme.

Du reste, Érasme ne fut que le premier d’une pléiade d’hommes éminens dont quelques-uns ne sont plus connus que de nom, et que j’essaierai peut-être de faire revenir un moment sur la scène, si je m’aperçois que ces premières études sur Érasme n’ont pas déplu ; tous ouvriers du même œuvre, avec des talens inégaux, et des positions sociales différentes ; ames illustres, avec plus de bien que de mal, et plus de vertus que de travers ; gens de lettres qui se flattaient les uns les autres, car où trouver des gens de lettres qui ne se flattent pas entre eux ? mais qui savaient aussi se dire la vérité, et qui, après tout, n’avaient guère à se complimenter réciproquement que pour des travaux de jour et de