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REVUE DES DEUX MONDES.

vous supplier de faire lire publiquement cette lettre, que j’ai reçue de ma femme.

LA REINE.

Lisez-la vous-même, comte Ulric.

ULRIC, lisant.


« Mon très cher et honoré mari,

« Nous avons eu au château la visite du jeune baron de Rosemberg, qui s’est dit votre ami et envoyé par vous. Bien qu’un secret de cette nature soit ordinairement gardé par une femme avec justice, je vous dirai toutefois qu’il m’a parlé d’amour. J’espère qu’à ma prière et recommandation vous n’en tirerez aucune vengeance, et que vous n’en concevrez aucune haine contre lui. C’est un jeune homme de bonne famille, et point méchant. Il ne lui manquait que de savoir filer, et c’est ce que je lui ai appris. Si vous avez occasion de voir son père à la cour, dites-lui qu’il n’en soit point inquiet. Il est dans la chambre du haut de notre tourelle, où il a un bon lit, un bon feu, et un rouet avec une quenouille, et il file. Vous trouverez extraordinaire que j’aie choisi pour lui cette occupation ; mais comme j’ai reconnu qu’avec de bonnes qualités il ne manquait que de réflexion, j’ai pensé que c’était pour le mieux de lui apprendre ce métier, qui lui permet de réfléchir à son aise, en même temps qu’il lui fait gagner sa vie. Vous savez que notre tourelle était autrefois une prison ; je l’y ai attiré en lui disant de m’y attendre, et puis je l’y ai enfermé. Il y a au mur un guichet fort commode, par lequel on lui passe sa nourriture, et il s’en trouve bien, car il a le meilleur visage du monde, et il engraisse à vue d’œil. Ce qui fait que je ne doute pas qu’il n’en sorte avec beaucoup d’avantage, et qu’en outre, si dans le cours de sa vie quelque malheur venait à l’atteindre, il ne se félicite d’avoir dans les mains un gagne-pain assuré pour ses jours.

« Je vous salue, vous aime et vous embrasse,

« Barberine. »
LA REINE.

Si vous riez de cette lettre, seigneurs chevaliers, Dieu garde vos femmes de malencontre ! Il n’y a rien de si sérieux que l’honneur ; comte Ulric, à cheval ! Votre gageure est gagnée ; annoncez-nous ; nous irons nous-même visiter votre comtesse chez elle ; et nous ferons le voyage exprès, suivie de toute notre cour, afin qu’on sache que le toit sous lequel habite une femme chaste est aussi saint lieu que l’église, et que les rois quittent leur palais pour les maisons qui sont à Dieu.


Alfred de Musset.