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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/543

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ÉRASME.

sphère, qu’un jugement bien dirigé n’y puisse atteindre. Encore ne suis-je pas bien sûr que le portrait le plus exact d’un tel homme le soit assez ; car, selon que sa passion valait moins ou plus que lui, le portrait calqué sur cette passion pourra rester au-dessus ou au-dessous de ce qu’a été l’homme.

Mais pour les hommes supérieurs, dont la gloire a été de beaucoup comprendre et d’affirmer peu, et qui ont plus agi par la spéculation que par la passion, un portrait à la manière de l’école est impossible. Ou il ne représentera l’homme que par quelques points de sa vie publique, et alors il ne sera vrai que de ces points ; ou bien il voudra tout embrasser, et alors il sera indécis, vague, confus, et il aura toute la mauvaise grâce d’un procédé spécial de composition mal appliqué. Qui est-ce qui oserait se flatter de réduire Érasme à quelques traits principaux, sans mentir à l’histoire et à la nature humaine ? Et qui est-ce qui pourrait prétendre à le décrire tout entier, à l’envelopper, à le pénétrer de part en part et à le refaire par la synthèse, sans se donner le travers d’usurper l’intelligence divine ? Le portrait d’Érasme n’est pas faisable. C’est pour cela que je ne le ferai point, même à l’endroit où les usages m’y obligent. Tel critique qui le regarderait dans l’ombre à peine transparente à travers laquelle nous entrevoyons son époque, et qui le jugerait sans ses livres, par l’opinion confuse qui est restée de lui dans la mémoire des hommes, aurait beaucoup moins de scrupule, et se ferait peut-être de l’honneur par un croquis mensonger de ce grand homme ; mais celui qui l’a cherché dans ses livres, celui qui a fouillé cette grande vie, tout entière écrite dans le sens rigoureux du mot, c’est-à-dire dont toutes les pensées et toutes les actions ont été mises sur le papier au fur et à mesure de leur succession, celui-là n’est point tenté par ce facile honneur, et aime mieux s’avouer accablé par la diversité du personnage, que de rapetisser un grand homme à la mesure d’un cadre de rhétorique.

Dans un ordre d’idées fort différent, et en conservant la distance entre les deux hommes, Rétif de la Bretonne, espèce d’Homère du roman échevelé, dont plusieurs de nos romanciers actuels ne sont que les rapsodes, représente assez bien cette sorte de simultanéité de la conception et de la publication dans la labo-