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dans les actions décisives de sa vie, alors que sortant de la spéculation oisive, ou des impressions de hasard qu’il recevait des détails de chaque évènement, il marquait nettement ce qu’on pouvait attendre de lui, et jusqu’où sa conscience lui permettait d’aller. On ferait encore un beau portrait de ses qualités morales, en ne montrant que les actions où il fut le plus constant, et en laissant certaines faiblesses qui n’ont été que des nécessités dans les mœurs de son époque ; et, par exemple, pour préciser ma pensée, en ne chargeant pas légèrement son caractère de ces demandes d’argent que vous lui avez vu faire dans un temps où il était reçu qu’un homme manquant de pain en demandât, en mendiât même, et où il n’était pas reçu qu’il se jetât par la fenêtre ou se noyât. Mais je le répète, ce double portrait, vrai par certains côtés, serait faux dans l’ensemble. L’étendre aux actions secondaires, aux détails, y faire entrer la lumière et les ombres, les vertus et les faiblesses, avec leurs circonstances atténuantes, les opinions arrêtées et les impressions changeantes, le caractère et le tempérament, la tête et le corps, ce serait sortir du portrait et faire une histoire. Une histoire, c’est en effet le seul portrait possible de ces hommes immenses en étendue, dont la pensée a touché à tout, s’est posée sur tout, et qui ont agi sur leur siècle par la négation plus que par l’affirmation ; c’est le seul portrait faisable des Érasme, des Montaigne, des Voltaire, rares esprits, qui ont réuni en eux toutes les sortes d’esprits, hommes uniques qui ont été des abrégés de toutes les grandeurs et de toutes les petitesses de l’humanité. On n’accorde qu’aux peuples et aux gouvernemens l’honneur d’une histoire ; on gratifie les grands hommes d’une biographie, espèce de genre bâtard entre l’histoire et le portrait à la manière de l’école. L’histoire d’un grand esprit comme Érasme et Voltaire, c’est-à-dire le récit et l’explication de leurs actions et de leurs pensées successives, la simple chronologie de leur intelligence en apprendrait plus sur l’homme et sur les peuples, que l’histoire d’une nation qui aurait vécu dix siècles. Mais où trouver l’écrivain capable d’une telle tâche ? Moi qui ai mesuré, autant que ma faible vue me l’a permis, tout le terrain que couvrent de tels hommes, j’ai senti quelle grande chose ce serait que leur histoire, et quel sujet dans les mains