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ÉRASME.

muniquer avec son domestique ; mais au-delà de cet ordre de besoins, sa pensée ne pouvait se former qu’au moyen de signes latins, et son esprit, en s’élevant au-dessus de la sphère des idées exprimées par les langues vulgaires, s’était fait naturellement latin, et avait communiqué sa vie propre à cet idiome éteint. De là ce naturel, cette simplicité, cette force, cette grâce qu’on admire dans les écrits d’Érasme, au milieu de fautes que n’auraient pas faites les cicéroniens et d’un franc néologisme de vulgate nécessaire pour rendre les idées de la théologie chrétienne. Les cicéroniens ne faisaient pas de fautes, mais ils n’avaient pas les graces naturelles d’Érasme ; c’est qu’ils pensaient pour la plupart en italien, dans une langue déjà littéraire, et qu’en traduisant leur pensée toute moderne dans les formules de la pensée ancienne, ils en ôtaient et rejetaient tout ce qui pouvait faire une légère violence à l’idiome sacré, et se mutilaient ainsi pour être plus corrects, — outre l’immense ridicule d’être chrétiens dans les choses et de n’oser pas l’être dans les mots. Érasme était donc l’homme de la tradition et de la liberté. Il défendait, en sa qualité de latin venu après l’époque des chefs-d’œuvre, sous le coup de deux nécessités, celle de rester fidèle à la vraie langue sous peine d’être inintelligible, et celle d’y faire entrer toutes les idées nouvelles, sous peine d’être sans action et sans rôle, — ce que nous défendons en notre qualité de Français, venus après deux grands siècles, et forcés, sous peine de la mort par le ridicule, de rester fidèles à la langue de ces grands siècles en exprimant toutes les idées du nôtre. Liberté et tradition, c’était, je le répète, la thèse d’Érasme sous d’autres formules, et à propos d’une langue et d’innovations différentes.

De toutes les idées d’Érasme, de toute cette œuvre, plus volumineuse que celle de Voltaire, une moitié a péri à tout jamais, l’autre a été transformée, ce qui est encore une manière de périr, du moins pour le grand nombre qui ne reconnaît les idées que sous leur dernière forme et ne s’embarrasse guère de rechercher ce que le présent doit au passé. De la partie religieuse de son œuvre, il n’est resté qu’un mot, la philosophie chrétienne, mot sublime, mais qu’il n’aurait peut-être pas entendu comme nous ; de ses ouvrages littéraires, ceux qui traitent des matières de l’ensei-