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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/56

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REVUE DES DEUX MONDES.

à un des pieux qui bordent ce chemin des navires au travers de bas-fonds. Lorsque le brigantin passa, Abul tendit lui-même une corde à Timothée, car il eût emmené trente femmes plutôt que de laisser ce serviteur fidèle, et la belle Mattea fut installée dans la plus belle chambre du navire.

vi.

Trois ans environ après cette catastrophe, la princesse Veneranda était seule un matin dans sa villa de Torcello, sans filleule, sans sigisbée, sans autre société pour le moment que son petit chien, sa soubrette et un vieil abbé qui lui faisait encore de temps en temps un madrigal ou un acrostiche. Elle était assise devant une superbe glace de Murano, et surveillait l’édifice savant que son coiffeur lui élevait sur la tête avec autant de soin et d’intérêt qu’aux plus beaux jours de sa jeunesse. C’était toujours la même femme, pas beaucoup plus laide, guère plus ridicule, aussi vide d’idées et de sentimens que par le passé. Elle avait conservé le goût fantasque qui présidait à sa parure et qui caractérise les femmes grecques lorsqu’elles sont dépaysées, et qu’elles veulent entasser sur elles les ornemens de leur costume avec ceux des autres pays. Veneranda avait en ce moment sur la tête un turban, des fleurs, des plumes, des rubans, une partie de ses cheveux poudrés et une autre teinte en noir. Elle essayait d’ajouter des crépines d’or à cet attirail qui ne la faisait pas mal ressembler à une des belettes empanachées dont parle La Fontaine, lorsque son petit nègre lui vint annoncer qu’un jeune Grec demandait à lui parler. — Juste ciel ! serait-ce l’ingrat Zacharias ? s’écria-t-elle. — Non, madame, répondit le nègre, c’est un très beau jeune homme que je ne connais pas et qui ne veut vous parler qu’en particulier. — Dieu soit loué ! c’est un nouveau sigisbée qui me tombe du ciel, pensa Veneranda, et elle fit retirer les témoins en donnant l’ordre d’introduire l’inconnu par l’escalier dérobé. Avant qu’il parût, elle se hâta de donner un dernier coup d’œil à sa glace, marcha dans la chambre pour essayer la grace de son panier, fonça un peu son rouge, et se posa ensuite gracieusement sur son ottomane.