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POÉSIES POPULAIRES DE LA BRETAGNE.

souffrance que nous pourrions éprouver. La bise glaciale qui sifflait au-dehors leur rendait le cidre meilleur et l’aspect du foyer plus doux. Aussi la gaieté était-elle générale et bruyante. Per Coatmor, qui ne s’était point d’abord livré à la même joie que ses compagnons, était alors en but à leurs agaceries.

— Sur ma part du paradis ! s’écria Ivon Troadec, Coatmor écoute plus le vent que ce que nous disons ; le voilà la tête penchée contre la fenêtre ; on dirait qu’il attend que la brise lui apporte quelque parole de jeune fille qui l’appelle pour causer avec elle derrière le pignon[1].

Le jeune maître d’école sourit doucement.

— Il fait un vent impérial[2], et de ce temps les paroles des jeunes filles ne seraient pas entendues, même par l’oreille d’une taupe.

— À quoi penses-tu d’ailleurs, Troadec ? dit Abelen de sa rude voix. Ne sais-tu pas que Coatmor a renoncé à prendre les jeunes filles par le petit doigt[3] ? Avant peu, tu verras sa tête sous un capuchon brun. Il commence déjà à prêcher contre l’amour et la danse.

— Qu’est-ce que j’entends ? reprit Troadec avec une plaisante colère ; prêcher contre la danse, rimeur ! et les sonneurs, que deviendront-ils ? Tu veux donc que l’on me promène avec une ceinture de paille autour du corps[4] ?

— L’armurier ment comme un tailleur, dit le jeune poète en riant.

— Je mens ! Vous allez voir, vous autres ! Dis-nous donc ton dernier sône que tu chantais l’autre jour à Marharile Kerénor.

Le maître d’école rougit et voulut se défendre, mais tous les buveurs crièrent à la fois : — Dis-nous ton sône, Coatmor ; vas-tu faire comme les demoiselles nobles quand on les prie de chanter un noël ?

Le jeune poète ne put s’y refuser plus long-temps, et après s’être recueilli un instant, il commença le sône qui suit, de cette voix haute et prolongée particulière aux chanteurs bretons.

  1. Les Bretons, en parlant des conversations secrètes des amoureux, se servent de cette expression. C’est en effet derrière le pignon que le mystère de ces entretiens court le moins de risques, puisque c’est le seul côté de la maison où il ne se trouve pas d’ouverture qui puisse les trahir.
  2. Expression bretonne.
  3. En Bretagne, lorsque l’on voit un jeune homme et une jeune fille se tenir par le petit doigt, c’est une preuve qu’ils se font la cour.
  4. Kemered ar gouriz plouz, pour dire faire banqueroute, parce que dans le moyen-âge on conduisait en Bretagne les banqueroutiers autour de la paroisse avec une ceinture de paille autour des reins.