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vous a fait naître sous un ciel inclément, parlant la langue des barbares, et c’est grande pitié de voir ainsi les perles de votre imagination enchâssées dans le plomb grossier de votre langage celtique.

— Ne dis pas de mal de la Bretagne, Collinée, s’écria Abalen. J’ai été soudard dans tout le haut pays jusqu’à la Seine, et je n’ai point trouvé d’autres contrées où l’herbe fût si verte, les landes si fleuries, et les clochers si hauts. Quant au langage, il est noble et fort, ainsi qu’il convient à des hommes. Les mots disent ce qu’ils veulent dire ; ils touchent l’esprit comme une main et lui font sentir l’objet. La langue bretonne est la langue de nos pères ; et Dieu fasse paix à ceux qui l’ont parlée avant nous ! ajouta l’armurier en découvrant sa tête.

Le vieil imprimeur sourit.

— C’est ainsi qu’ils sont tous, dit-il ; ainsi que j’étais aussi, moi, il y a vingt ans. Le jeune imagier Kernewote, qui m’est arrivé avant-hier, et qui veut faire son apprentissage dans l’art d’impression, est comme toi, Abalen ; il croit que la langue bretonne est celle qui se parlait dans le paradis terrestre. Et cependant il sait le latin, lui. Je crois même qu’il fait aussi des vers bretons.

— Par la Vierge Marie, maître, pourquoi ne lui avez-vous pas dit de venir ce soir avec nous ? il nous aurait chanté des guerz de Cornouailles.

— Il viendra, répondit Collinée.

Ce fut un cri général de joie.

— Apportez du cidre, veuve Flohic, hurla Abalen, je veux boire et chanter jusqu’à l’heure du poul piquet. Que Dieu te bénisse, Collinée, pour cette bonne pensée ! — et quand viendra le jeune gars ?

— Je crois que le voici, répondit l’imprimeur en penchant l’oreille ; et, en effet, le bruit de sabots criant sur les pavés neigeux se faisait entendre au dehors. Bientôt on heurta à la porte, et l’hôtesse alla ouvrir.

— Bénédiction de Dieu à cette maison et à ceux qui y sont ! dit l’étranger en entrant.

— Et à vous, répondirent les buveurs.

— Nous vous attendions, Tanguy, ajouta Collinée.

Le jeune homme s’avança en s’excusant et le chapeau à la main. C’était un beau garçon de vingt-quatre ans, de petite taille, mais souple et élégant. Sa figure mobile était encadrée dans des flots de cheveux noirs qui tombaient des deux côtés sur ses épaules. Un costume complet de Kernewote, de couleur violette et garni de gances écarlates, serrait sa taille. Ses larges culottes de toile piquée, à demi échappées de dessus ses hanches, descendaient jusqu’à ses genoux, et s’y réunissaient à des guêtres brunes, boutonnées sur le devant. Au moment où il s’approcha, tous les