Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/73

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
69
POÉSIES POPULAIRES DE LA BRETAGNE.

yeux se tournèrent sur lui, et il y eut parmi les buveurs un échange de regards, un mouvement de bienveillance qui indiquait clairement que la première vue avait été favorable au Kernewote. Troadec et Abalen lui firent une place entre eux et l’engagèrent à s’asseoir.

— Venez au feu, mon jeune homme, lui dit le premier, car le remplisseur de coffres[1] est dur cette année, et je pense, ajouta-t-il, que, pour vous rendre dans notre ville, vous avez dû trouver, par les chemins, plus de bécassines que de pélerins. Le soleil ne gêne pas la marche par le temps qu’il fait.

— Madame la Vierge a filé sa quenouille[2] pendant tout mon voyage, répondit Tanguy, et je n’ai trouvé dehors que des caqueux qui cherchaient les bêtes mortes et les pendus qui brandillaient aux potences. Tous les honnêtes gens étaient à la maison.

— Et vous avez marché long-temps ainsi ?

— Trois jours entiers. De Kerné[3] ici, le chemin est long, et je doute que celui du paradis soit plus difficile. — Sans compter les soudards qui ravagent le pays.

— Les soudards ! les avez-vous rencontrés ? demandèrent à la fois toutes les voix.

— Non, par la protection de saint Corentin ; mais j’ai vu de leurs œuvres. Les fossés de la route sont couverts de croix des deux côtés, et de Carhaix à Vannes on dirait un cimetière.

Tous se regardèrent en hochant la tête, et il y eut un moment de silence.

— Cela doit être ainsi, s’écria enfin Abalen, en frappant la table du poing avec violence, cela doit être ainsi. Le moyen que nous soyons tranquilles, maintenant que nous n’avons plus notre maître à nous, et qu’on nous a faits Français ? Les deux yeux d’un homme ne peuvent voir de Paris dans le bas pays, et nous avons beau crier, ses oreilles n’entendent pas de si loin.

— Ah ! où est notre bonne duchesse ? reprit Troadec en soupirant. Que ne sommes-nous encore au jour où je la faisais danser, au son de mon bigniou, lors de son passage en Goëlo ? car elle, elle ne méprisait pas

  1. Ar raz-arc’h, nom que les Bretons donnent à l’automne.
  2. Expression bretonne pour dire qu’il est tombé de la neige.
  3. Ancien nom de Quimper.