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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/15

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LE CAPITAINE RENAUD.

mon état ; Dieu merci ! et je n’ai jamais essayé. — Mais, par exemple, je sais vivre, et j’ai vécu comme j’en avais pris la résolution (dès que j’ai eu le courage de la prendre), et, en vérité, c’est quelque chose. — Asseyons-nous.

Je le suivis lentement et nous traversâmes le bataillon pour passer à la gauche de ses beaux grenadiers. Ils étaient debout gravement, le menton appuyé sur le canon de leurs fusils. Quelques jeunes gens s’étaient assis sur leurs sacs, plus fatigués de la journée que les autres. Tous se taisaient et s’occupaient froidement de réparer leur tenue et de la rendre plus correcte. Rien n’annonçait l’inquiétude ou le mécontentement. Ils étaient à leurs rangs, comme après un jour de revue, attendant les ordres.

Quand nous fûmes assis, notre vieux camarade prit la parole, et à sa manière, me raconta trois grandes époques qui me donnèrent le sens de sa vie et m’expliquèrent la bizarrerie de ses habitudes et ce qu’il y avait de sombre dans son caractère. Rien de ce qu’il m’a dit ne s’est effacé de ma mémoire, et je le répéterai presque mot pour mot

CHAPITRE ii.
Malte.

Je ne suis rien, dit-il d’abord, et c’est, à présent, un bonheur pour moi que de penser cela ; mais si j’étais quelque chose, je pourrais dire comme Louis xiv : J’ai trop aimé la guerre. — Que voulez-vous ? Bonaparte m’avait grisé dès l’enfance comme les autres, et sa gloire me montait à la tête si violemment, que je n’avais plus de place dans le cerveau pour une autre idée. Mon père, vieil officier supérieur toujours dans les camps, m’était tout-à-fait inconnu, quand un jour il lui prit fantaisie de me conduire en Égypte avec lui. J’avais douze ans, et je me souviens encore de ce temps comme si j’y étais, des sentimens de toute l’armée et de ceux qui prenaient déjà possession de mon ame. Deux esprits enflaient les voiles de nos vaisseaux, l’esprit de gloire et l’esprit de piraterie. Mon père n’écoutait pas plus le