Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/20

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
REVUE DES DEUX MONDES.

ne le connaissent pas, et sa femme ne connaît guère que par ses lettres son beau caractère. Mais je sens bien que la douleur de cette défaite d’Aboukir a abrégé mes jours, qui n’ont été que trop longs, puisque j’ai vu un tel désastre et la mort de mes glorieux amis. Mon grand âge a touché tout le monde ici ; et, comme le climat de l’Angleterre m’a fait tousser beaucoup et a renouvelé toutes mes blessures au point de me priver entièrement de l’usage d’un bras, le bon capitaine Collingwood a demandé et obtenu pour moi (ce qu’il n’aurait pu obtenir pour lui-même, à qui la terre était défendue) la grâce d’être transféré en Sicile sous un soleil plus chaud et un ciel plus pur. Je crois bien que j’y vais finir ; car soixante-dix-huit ans, sept blessures, des chagrins profonds et la captivité sont des maladies incurables. Je n’avais à te laisser que mon épée, pauvre enfant ; à présent je n’ai même plus cela, car un prisonnier n’a pas d’épée. Mais j’ai au moins un conseil à te donner, c’est de te défier de ton enthousiasme pour les hommes qui parviennent vite, et surtout pour Bonaparte. Tel que je te connais, tu serais un séide, et il faut se garantir du séidisme quand on est Français, c’est-à-dire très susceptible d’être atteint de ce mal contagieux. C’est une chose merveilleuse que la quantité de petits et de grands tyrans qu’il a produits. Nous aimons les fanfarons à un point extrême, et nous nous donnons à eux de si bon cœur, que nous ne tardons pas à nous en mordre les doigts ensuite. La source de ce défaut est un grand besoin d’action et une grande paresse de réflexion. Il s’ensuit que nous aimons infiniment mieux nous donner corps et ame à celui qui se charge de penser pour nous et d’être responsable : quittes à rire après de nous et de lui.

Bonaparte est un bon enfant, mais il est vraiment par trop charlatan. Je crains qu’il ne devienne fondateur, parmi nous, d’un nouveau genre de jonglerie ; nous en avons bien assez en France. Le charlatanisme est insolent et corrupteur, et il a donné de tels exemples dans notre siècle, et a mené si grand bruit du tambour et de la baguette sur la place publique, qu’il s’est glissé dans toute profession, et qu’il n’y a si petit homme qu’il n’ait gonflé. — Le nombre est incalculable des grenouilles qui crèvent. — Je désire bien vivement que mon fils n’en soit pas.