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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/21

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LE CAPITAINE RENAUD.

Je suis bien aise qu’il m’ait tenu parole en se chargeant de toi, comme il dit, mais ne t’y fie pas trop. Quand nous étions en Égypte, voici ce qui se passa à un certain dîner, et ce que je veux te dire afin que tu y penses souvent.

Le 1er vendémiaire an vii, étant au Caire, Bonaparte, membre de l’Institut, ordonna une fête civique pour l’anniversaire de l’établissement de la république. La garnison d’Alexandrie célébra la fête autour de la colonne de Pompée, sur laquelle on planta le drapeau tricolore ; l’aiguille de Cléopâtre fut illuminée assez mal ; et les troupes de la Haute-Égypte célébrèrent la fête le mieux qu’elles purent entre les pylônes, les colonnes, les cariatides de Thèbes, sur les genoux du colosse de Memnon, aux pieds des figures de Tâma et Châma. Le premier corps d’armée fit au Caire ses manœuvres, ses courses et ses feux d’artifice. Le général en chef avait invité à dîner tout l’état-major, les ordonnateurs, les savans, le kiaya du pacha, l’émir, les membres du divan et les agas, autour d’une table de cinq cents couverts dressée dans la salle basse de la maison qu’il occupait sur la place d’El-Bequier ; le bonnet de la liberté et le croissant s’entrelaçaient amoureusement ; les couleurs turques et françaises formaient un berceau et un tapis fort agréables sur lesquels se mariaient le Koran et la Table des Droits de l’Homme. Après que les convives eurent bien mangé avec leurs doigts des poulets et du riz assaisonnés de safran, des pastèques et des fruits, Bonaparte, qui ne disait rien, jeta un coup d’œil très prompt sur eux tous. Le bon Kléber, qui était couché à côté de lui parce qu’il ne pouvait pas ployer à la turque ses longues jambes, donna un grand coup de coude à Abdallah-Menou son voisin, et lui dit avec son accent demi-allemand :

— Tiens ! voilà Ali-Bonaparte qui va nous faire une des siennes.

Il l’appelait comme cela, parce que, à la fête de Mahomet, le général s’était amusé à prendre le costume oriental, et qu’au moment où il s’était déclaré protecteur de toutes les religions, on lui avait pompeusement décerné le nom de gendre du prophète, et on l’avait nommé Ali-Bonaparte.

Kléber n’avait pas fini de parler et passait encore sa main dans ses grands cheveux blonds, que le petit Bonaparte était déjà de-