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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/215

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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

dualise de plus en plus. Il y a un admirable moment où l’élite, sinon l’ensemble d’une société, demeurant capable de participer encore à l’œuvre de poésie, mais seulement par l’intérêt commun qu’elle y apporte, cette œuvre tout accomplie, tout élaborée, lui est offerte par d’illustres individus privilégiés qui seuls ont acquis et mûri l’art de charmer avec profondeur, d’enseigner avec enchantement. Passé ces glorieuses époques qu’enfante un concours de circonstances, ménagées souvent durant des siècles, l’intérêt général et social se dissémine, se retire de plus en plus des œuvres distinguées de poésie, que multiplient pourtant l’éducation, l’exemple, le caprice des imaginations précoces et surexcitées. Les hasards de la vogue, la mobilité des systèmes et des goûts, remplacent les droites et sûres consécrations de la gloire. L’artiste souffre ; il arrive dès l’abord, sous le poids des siècles qui ont précédé, mais aussi sous leur aiguillon, dans un monde où les premiers rôles de la poésie et de l’art sont pris et en quelque sorte usurpés par les ancêtres. Cette difficulté, comme c’est l’ordinaire des natures généreuses, ne fait que l’enhardir ; il s’ingénie, il repousse, il détrône pour se faire jour ; par momens il tâche d’ignorer, ou de restaurer à d’autres momens. Il demande au ciel et à la terre des espaces non explorés encore, un coin où mettre sa statue comme dans un cimetière encombré. Il sonde les souterrains, il tente les nuages. Chaque génération de jeunesse prodigue ainsi sa fleur la plus délicate à ces entreprises anxieuses, contradictoires, toujours interrompues et renouvelées. Le nombre des poètes, des artistes in petto, malgré la société et à son insu, augmente dans une progression effrayante, en même temps que les larges routes et les issues possibles semblent diminuer. Dans la première forme de société, chez les Klephtes, chez les montagnards des Asturies, par exemple, chacun plus ou moins était poète, chacun exhalait au ciel sa romance ou sa chanson, et n’en vivait que mieux et plus allègrement, de toutes les saines et énergiques facultés de l’ame et du corps. Ici, à cette autre phase extrême de la société, il se crée une situation inverse. La faculté poétique qui, aux époques intermédiaires, s’était successivement amortie et calmée dans beaucoup d’organisations occupées ailleurs, et s’était tenue en quelques hautes organisations couronnées, cette faculté revient avec