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L’HOSPICE DES ALIÉNÉES À GAND.

parlent et ne s’entendent pas ; elles se reconnaissent et ne se demandent pas pourquoi elles sont là. Ni affection, ni haine, ni notion des différences ; elles n’ont pas même l’instinct des animaux en troupes. Peu levèrent la tête quand nous traversâmes la salle : les travailleuses paraissaient y faire le plus d’attention ; il faut encore quelque reste de raison machinale pour guider leurs mains. Deux ou trois seulement s’approchèrent de nous, et nous regardèrent avec crainte, soit comme des êtres d’une espèce différente, soit comme offrant de la ressemblance avec quelque chose qu’elles avaient connu dans un monde où elles n’étaient plus. Malgré le sentiment profond de charité qui m’attendrissait sur ces pauvres femmes, je craignais toujours de paraître étaler ma raison orgueilleuse au milieu de ces débris de la raison humaine, et je ne pouvais pas croire que ces femmes ne fissent pas quelque comparaison envieuse entre elles et moi. La sœur me rassura. Nulle de ces malheureuses ne pouvait comparer, et par conséquent envier. J’étais pour elles la curiosité et non le curieux. L’horreur me saisit à la pensée que, si on abandonnait un être raisonnable à ces créatures déchues, elles s’en feraient un jouet, et s’amuseraient peut-être de sa raison comme de la plus grande des folies. Dieu me préserve d’en faire le rêve !

Les malades et celles qui gardent le lit de force sont dans un dortoir séparé. C’est une grande salle éclairée avec ménagement, d’une douce lumière ; car le plus ou le moins de lumière augmente ou diminue leurs souffrances. Il y en avait de vieilles arrivées là par le grand âge et les longues privations, en qui la pensée avait cessé avant la vie physique, misérables corps dont l’ame s’est retirée sans attendre la fin de l’agonie. En regardant ces mortes qui respirent encore, je me demandais pourquoi la mort s’arrêtait si long-temps devant les lits où elles gisent, déjà froides et raides comme des cadavres, quand elle frappait peut-être dans quelque maison voisine, à la fleur de l’âge, de la beauté et des espérances, une jeune fille, la seule joie de sa mère. Celles qu’on retenait au lit de force étaient plus jeunes. Les bras liés par la camisole, l’œil ardent et humide, le visage moite, avec une certaine humiliation dévorée dans les traits, comme si elles avaient été vaincues dans une lutte inégale, elles étaient étendues plutôt