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LA TRAGÉDIE AVANT SHAKSPEARE.

qui n’ont guère eu d’accès sur notre scène que par une porte dérobée.

Gardons-nous, au reste, d’en faire un crime à nos grands tragiques ; Rotrou, Corneille et Racine ont fait comme Shakspeare, ils sont entrés dans la route tracée. Le malheur a voulu qu’elle fut étroite et bornée ; leur génie, sans doute, n’a pas pu y prendre tout son développement. La faute en est à ceux qui les ont précédés dans la carrière, ou plutôt la faute en est au public bien plus qu’aux écrivains ; car c’est surtout au théâtre que l’on peut apprécier l’instinct littéraire d’une nation ; là, les impressions sont directes, instantanées ; la critique n’a pas le temps de s’interposer entre l’œuvre et le spectateur ; le juge absout ou condamne sans désemparer. Il faut donc que le drame se conforme au goût national. — Il le fallait surtout à cette époque ; car, en littérature, c’est avant la révolution que le peuple était souverain. Depuis, la liberté a tant soit peu émancipé les poètes, et à leurs risques et périls, ils tiennent tête au public avec un courage qui leur fait honneur.

Or, ce que les Français veulent par-dessus tout au théâtre, c’est l’intérêt, non pas l’intérêt qui résulte de la grandeur poétique du sujet, de la portée philosophique et morale, de la vérité des caractères et du langage, mais l’intérêt d’action, mais l’anecdote qui pique la curiosité.

Ce système jaloux et impatient sacrifie tout à la brièveté. Poursuivi par son éternelle ennemie, la monotonie, qui ne se contente point d’un tribut de péripéties, sa seule ressource est de fuir au dénouement. Dans sa fuite, vérité, philosophie, poésie, il rejette tout ce qu’il croit nuire à la rapidité de la course. Et tandis que la tragédie anglaise, semblable aux voiturins de l’Italie, vous promène à pas lents à travers un pays pittoresque que la nature et l’art ont embelli à l’envi, où chaque pas fait lever une distraction, et d’où vous emportez tout un bagage de souvenirs, la tragédie française, comme la vapeur, vous pousse sur le fer, et vous lance au but comme la flèche. Mais qu’avez-vous vu chemin faisant ? que vous reste-t-il dans la mémoire, à part le bruit du fer et l’odeur de la houille ? Vous avez fait six lieues à l’heure, et plusieurs fois l’impatience et l’ennui vous ont