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HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE.

sophe sans entêtement, et qui regarde Aristote, Épicure, Descartes, comme des inventeurs de conjectures que l’on suit ou que l’on quitte selon que l’on veut chercher plutôt un tel qu’un tel amusement d’esprit. » C’est ainsi qu’on le voit engager ses cousins à prendre le plus qu’ils pourront de philosophie péripatéticienne, sauf à s’en défaire ensuite, quand ils auront goûté la nouvelle : « Ils garderont de celle-là la méthode de pousser vivement et subtilement une objection et de répondre nettement et précisément aux difficultés. » Ce mot que Bayle a lâché, de prendre telle ou telle philosophie, selon l’amusement d’esprit qu’on cherche pour le moment, est significatif et trahit une disposition chez lui instinctive, le fort, ou si l’on veut, le faible de son génie. Ce mot lui revient souvent ; le côté de l’amusement de l’esprit le frappe, le séduit en toute chose. Il prend plaisir à voir les petites furies qui se logent dans les écrits des théologiens, dans les attaques de M. Spanheim et les réponses de M. Amyrault ; il ajoute, il est vrai, par correctif : s’il n’y a pas plus sujet de pleurer que de se divertir y en voyant les faiblesses de l’homme. Mais l’amusement du curieux, on le sent, est chose essentielle pour lui. Il se met à la fenêtre et regarde passer chaque chose ; les nouvelles même l’amusent ; il est nouvelliste à toute outrance ; sa curiosité est affamée par les victoires de Louis xiv. Il amuse son frère par le récit de la mort du comte de Saint-Pol. Plus loin, il exprime son grand plaisir de lire le Comte de Gabalis, quoique, au reste, plusieurs endroits profanes fassent beaucoup de peine aux consciences tendres. Ces consciences tendres ont-elles tort ou raison ? N’est-ce pas bien, en certaines matières, d’avoir la conscience tendre ? Bayle ne dit ni oui ni non ; mais il note leur scrupule, de même qu’il exprime son plaisir. Cette indifférence du fond, il faut bien le dire, cette tolérance prompte, facile, aiguisée de plaisir, est une des conditions essentielles du génie critique, dont le propre, quand il est complet, consiste à courir au premier signe sur le terrain d’un chacun, à s’y trouver à l’aise, à s’y jouer en maître et à connaître de toutes choses. Il avertit en un endroit son frère cadet qu’il lui parle des livres sans aucun égard à la bonté ou à l’utilité qu’on en peut tirer : « Et ce qui me détermine à vous en faire mention est uniquement qu’ils sont nouveaux, ou que je les ai lus, ou que j’en ai ouï parler. »