rité ! et quelles joies sauvages me donnèrent les grandes batailles ! La beauté de la guerre est au milieu des soldats, dans la vie du camp, dans la boue des marches et du bivouac. Je me vengeais de Bonaparte en servant la patrie, sans rien tenir de Napoléon, et quand il passait devant mon régiment, je me cachais de crainte d’une faveur. L’expérience m’avait fait mesurer les dignités et le pouvoir à leur juste valeur ; je n’aspirais plus à rien qu’à prendre de chaque conquête de nos armes la part d’orgueil qui devait me revenir selon mon propre sentiment ; et je voulais être citoyen, où il était encore permis de l’être, et à ma manière. Tantôt mes services étaient inaperçus, tantôt élevés au-dessus de leur mérite, et moi je ne cessais de les tenir dans l’ombre de tout mon pouvoir, redoutant surtout que mon nom fût trop prononcé. La foule était si grande de ceux qui suivaient une marche contraire, que l’obscurité me fut aisée, et je n’étais encore que lieutenant de la garde impériale en 1814, quand je reçus au front cette blessure que vous voyez et qui, ce soir, me fait souffrir plus qu’à l’ordinaire.
Ici le capitaine Renaud passa plusieurs fois sa main sur son front, et, comme il semblait vouloir se taire, je le pressai de poursuivre avec assez d’instance pour qu’il cédât.
Il appuya sa tête sur la pomme de sa canne de jonc.
— Voilà qui est singulier, dit-il, je n’ai jamais raconté tout cela, et ce soir j’en ai envie. — Bah ! n’importe ! j’aime à m’y laisser aller avec un ancien camarade. Que ce soit pour vous un objet de réflexions sérieuses quand vous n’aurez rien de mieux à faire. Il me semble que cela n’en est pas indigne. Vous me croirez bien faible ou bien fou ; mais c’est égal. Jusqu’à l’évènement, assez ordinaire pour d’autres, que je vais vous dire et dont je recule le récit malgré moi, parce qu’il me fait mal, mon amour de la gloire des armes était devenu sage, grave, dévoué et parfaitement pur, comme est le sentiment simple et unique du devoir ; mais, à dater de ce jour-là, d’autres idées vinrent assombrir encore ma vie.
C’était en 1814 ; c’était le commencement de l’année et la fin de cette sombre guerre où notre pauvre armée défendait l’empire et l’Empereur, et où la France regardait le combat avec découra-