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le voit, Bayle est un véritable républicain en littérature. Cet idéal de tolérance universelle, d’anarchie paisible et, en quelque sorte, harmonieuse, dans un état divisé en dix religions comme dans une cité partagée en diverses classes d’artisans, cette belle page de son Commentaire philosophique, il la réalise dans sa république des livres, et quoi qu’il soit plus aisé de faire s’entre-supporter mutuellement les livres que les hommes, c’est une belle gloire pour lui, comme critique, d’en avoir su tant concilier et tant goûter.

Un des écueils de ce goût si vif pour les livres eût été l’engouement et une certaine idée exagérée de la supériorité des auteurs, quelque chose de ce que n’évitent pas les subalternes et caudataires en ce genre, comme Brossette. Bayle, sous quelque dehors de naïveté, n’a rien de cela. On lui reprochait d’abord d’être trop prodigue de louanges ; mais il s’en corrigea, et d’ailleurs ses louanges et ses respects dans l’expression envers les auteurs ne lui dérobèrent jamais le fond. Son bon sens le sauva, tout jeune, de la superstition littéraire pour les illustres : « J’ai assez de vanité, écrit-il à son frère, pour souhaiter qu’on ne connaisse pas de moi ce que j’en connais, et pour être bien aise qu’à la faveur d’un livre qui fait souvent le plus beau côté d’un auteur, on me croie un grand personnage… Quand vous aurez connu personnellement plus de personnes célèbres par leurs écrits, vous verrez que ce n’est pas si grand’chose que de composer un bon livre… » C’est dans une lettre suivante à ce même frère cadet qui se mêlait de le vouloir pousser à je ne sais quelle cour, qu’on lit ce propos charmant : « Si vous me demandez pourquoi j’aime l’obscurité et un état médiocre et tranquille, je vous assure que je n’en sais rien… Je n’ai jamais pu souffrir le miel, mais pour le sucre je l’ai toujours trouvé agréable ; voilà deux choses douces que bien des gens aiment. » Toute la délicatesse, toute la sagacité de Bayle, se peuvent apprécier dans ce trait et dans le précédent.

Le moment le plus actif et le plus fécond de cette vie si égale fut vers l’année 1686. Bayle, âgé de trente-neuf ans, poursuivait ses Nouvelles de la République des Lettres, publiait sa France toute catholique contre les persécutions de Louis xiv, préparait son Commentaire philosophique, et en même temps, dans une note qu’il rédigeait (Nouv, de la Rép. des Lett., mars 1686) sur son écrit