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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/635

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HISTOIRE LITTÉRAIRE.

enfin Gulliver nous a beaucoup amusés, et le chef-d’œuvre éternellement admirable de Cervantès nous a bien des nuits empêché de dormir. D’où vient donc, monsieur Laroche, que vos Monikins nous ont ennuyé, comme rien ne nous avait ennuyés depuis long-temps ? Serait-ce point que ce roman n’a de commun avec Gulliver que sa forme allégorique, et que, du reste, la fable, prise en elle-même et indépendamment de son sens caché, en est aussi froide que celle de Swift est amusante même pour un enfant qui prend tout au pied de la lettre, sans se douter que, dans Gulliver, les chevaux font à chaque page la leçon aux hommes, sans songer que ces imperceptibles Lilliputiens qui le font tant rire osent à chaque instant tourner en ridicule les hommes d’Europe les plus grands et les plus puissans ? Serait-ce point encore que l’Américain le plus spirituel ne peut pas imiter impunément les allures de Voltaire, l’esprit le plus fin, le plus brillant, le plus léger qui fut jamais ? Ou ne serait-ce pas plutôt que l’auteur des Monikins s’est laissé entraîner çà et là à des attaques peu dignes contre les plus nobles idées, contre les plus saintes espérances de notre temps ? Cervantès avait bien du génie ; eh bien ! s’il eût voulu faire contre la civilisation ce qu’il a fait pour elle ; si, au lieu d’attaquer avec toute la verve du bon sens élevé au génie les ridicules d’une institution surannée, il eût voulu écrire des niaiseries allégoriques contre l’éternelle religion de l’humanité, la foi en la société, la confiance, le dévouement, l’exaltation du bien, il est douteux que Cervantès eût fait une œuvre littéraire digne de son talent ; mais ce qui n’est pas douteux, c’est que le Don Quichotte, au lieu d’être connu et admiré par tout le monde, aurait été flétri en naissant et serait maintenant ignoré. Si Candide a éprouvé une autre fortune, c’est que Candide a paru en un temps où on ne se scandalisait pas pour si peu en un certain monde, et nous n’hésitons pas à dire que c’était presque un roman d’une bonne moralité, à côté de certains autres livres qu’il est inutile de rappeler ici. En définitive, Voltaire a exercé sur son siècle une influence salutaire : est-ce donc dans les malheureuses aberrations de son génie qu’il faut l’imiter, aujourd’hui surtout que le goût des pensées sérieuses et graves s’étend partout sous l’influence du sentiment religieux renaissant ?

Au reste, pas n’est besoin de tant s’alarmer pour si peu ; ce livre est trop difficile à lire pour être bien dangereux. Et pourtant il se peut que ce roman si médiocre soit en effet un chef-d’œuvre dans la littérature transatlantique, à côté des autres ouvrages du même genre. Mais alors il fallait le laisser à l’admiration des Américains ; rien ne nous oblige, grâce à Dieu, à honorer tout ce qu’ils révèrent, ni à