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à Rossini le Voyage d’Anacharsis à mettre en musique. Il y a là un grand-prêtre fort ennuyeux, qui prophétise les destinées futures de la Grèce, ni plus ni moins que le Joad de la tragédie de Racine. Vous figurez-vous quel dut être l’étonnement de Rossini, lorsqu’il tint ce livret entre ses mains, lui qui avait fait le Barbier de Séville avec Beaumarchais, le troisième acte d’Otello avec Shakspeare ; il crut sans doute que c’était là le genre national, se soumit et composa. Sa musique, quoi qu’il ait pu faire, se ressent de la monotonie du sujet, et traîne partout sur ses épaules la chappe pesante du vers. Un défaut grave de cette partition, c’est aussi d’aspirer toujours au sublime. L’homme qui avait écrit Sémiramis avant le Siége de Corinthe, et qui depuis a fait Guillaume Tell, sait pourtant bien que le sublime dans l’art n’est pas un état où l’on puisse prendre demeure et s’installer. On peut, dans son inspiration, s’élever aux étoiles ; mais c’est folie et présomption de croire qu’on s’y maintiendra durant tout le cours de son œuvre, et de vouloir établir ses quartiers si haut. À force d’être sublime, on devient monotone, puis ennuyeux. Regardez les merveilles du génie humain, prenez l’Iliade d’Homère et le Don Juan de Mozart, et voyez si, dans ces œuvres, le ton se soutient sans cesse à l’élévation des plaintes du roi Priam ou du désespoir de dona Anna. Il se trouve, grace à la monotonie générale du style de cet ouvrage, que Rossini a fait, avec le Siége de Corinthe, un grand opéra français dans toute l’acception de ce mot. Le Siége de Corinthe n’est pas une œuvre comme l’Iliade ou Don Juan, mais un poème lourd et monotone, que je comparerais volontiers à la Henriade de Voltaire, la seule épopée que nous ayons en France, comme se l’imaginent encore quelques dignes têtes qui branlent. Jamais peut-être Rossini n’a plus abusé du rhythme que dans cet opéra.

Le chœur d’introduction est solennel et beau ; Donizetti en a imité la phrase principale dans le trio d’Anna Bolena, mais avec tant d’adresse et de bonheur, qu’il faut une attention scrupuleuse pour le reconnaître ; de grandiose qu’elle est, il l’a faite mélancolique et plaintive. L’air de Mahomet manque parfaitement de distinction ; il semble que Rossini, à propos de la reprise de cet ouvrage, aurait bien pu fouiller pour en prendre un autre, dans son répertoire italien si riche en cavatines brillantes. Si peu enthousiaste que l’on soit du caractère dramatique, il est impossible cependant de ne pas être frappé de l’inopportunité de ce morceau. Il n’existe pas à Venise de cabalette plus galante et plus folle, et c’est un chef barbare, vêtu d’acier, c’est Mahomet qui fredonne cela devant son peuple. Cet air pouvait passer à la rigueur du temps où les Turcs de l’Opéra portaient sur leurs épaules un manteau de soie et d’or, et sur leur front une aigrette de diamans ; mais aujourd’hui