Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 5.djvu/570

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
566
REVUE DES DEUX MONDES.

L’Utopie avait réussi dans cette première épreuve ; Budé en voulut faire la préface ; Érasme se chargea d’en surveiller l’impression chez son ami Froben. L’Utopie allait avoir pour parrains, outre un libraire qui recommandait ses publications, les deux plus grands noms littéraires de l’époque. Les amis de moindre marque suivaient l’opinion des maîtres. Morus ne recevait que félicitations et caresses. On mettait sa république fort au-dessus des républiques de Rome, de Sparte et d’Athènes. On disait le divin génie de Thomas Morus. Pour lui, il sentait la plus vive et la plus noble de toutes les jouissances, celle de l’homme de lettres honnête homme, quand il a fait une œuvre raisonnable et appréciée. Ce furent des jours d’or et de soie, comme on disait dans son temps, dans cette vie dont la fin devait être si sombre. Ce fut un beau soleil entre les brumes de sa jeunesse laborieuse et gênée, et les orages de son âge mûr. Il avait la gloire, cette ivresse qui doit être si douce à l’homme dont le cœur est pur, et à qui les lettres n’ont pas ôté sa candeur. « Que je meure, écrivait-il à Érasme, ô le plus doux de mes amis ! si l’approbation que Tunstall a bien voulu donner à ma république, ne m’a pas rendu plus heureux que ne l’eût fait un talent de l’Attique. Tu ne sais pas combien je me réjouis, combien je me sens grandi à mes propres yeux, combien je porte ma tête plus haut ! Il me semble que mes Utopiens vont me nommer à perpétuité leur roi : je me vois marchant à leur tête, couronné de la gerbe d’épis, insigne de la royauté dans Utopie, beau dans mon vêtement de franciscain, et, dans cette pompe si simple, allant au-devant des ambassadeurs et des princes étrangers, malheureux qui s’enorgueillissent de porter des ornemens et des parures de femmes, des chaînes de cet or que nous méprisons tous dans Utopie, de la pourpre, des perles, et autres colifichets qui les rendent si ridicules. Je ne veux cependant pas que toi ni Tunstall, vous me jugiez par l’exemple des autres hommes, dont la fortune change les mœurs. Et, quoiqu’il ait plu aux dieux d’élever mon humilité à cette grandeur suprême, à ce rang auquel nul monarque ne peut comparer le sien, vous ne me verrez jamais oublier la vieille amitié qui m’unissait à vous quand j’étais simple particulier. Que si vous ne craignez pas de faire un peu de chemin pour me venir voir en Utopie, je ferai en sorte que tous les mortels soumis à mon empire vous rendent les honneurs dus à ceux qu’ils savent être les plus chers amis de leur roi. —