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L’ESPAGNE EN 1835.

homme au milieu de l’arène, au lieu de toréadors des urbanos, et un grand drôle à moustaches était tout prêt à jouer sur la victime humaine le rôle de matador. Il agitait d’une main son sabre et de l’autre un ruban rouge, qu’il disait avoir trouvé sur l’accusé ; c’étaient la pièce de conviction et l’instrument du crime, car le rouge est la couleur des absolutistes, comme le vert est celle des constitutionnels ; et les cris : — Tuez ! tuez ! mort au factieux ! — continuaient à gronder dans l’amphithéâtre.

Toutefois, le peuple était fort tiède et paraissait, à vrai dire, moins sympathique aux sacrificateurs qu’à la victime ; or, la victime était un boulanger, un ancien royaliste, à ce que je compris, dont on voulait faire justice. Les urbanos l’avaient traîné jusque sous la loge de l’ayuntamiento (municipalité), et ils demandaient à grands cris sa tête au corrégidor qui présidait la cérémonie. C’était de leur part une singulière condescendance ; la vie d’un homme est tenue pour si peu de chose de l’autre côté des Pyrénées, qu’aujourd’hui même encore, je m’étonne qu’on n’en ait pas fini du premier coup avec le patient. Le corrégidor refusait par signes, car sa voix était couverte par les clameurs ; mais son refus, qui l’honore, avait peu de force, n’ayant pour auxiliaires qu’une poignée d’escopeteros drapés silencieusement dans leurs manteaux bruns et rouges, et une vingtaine de dragons tout au plus, cloués sur leur selle, à la porte du cirque.

Cette porte, et il n’y en avait pas d’autres, était assiégée par le torrent des fuyards ; les femmes et toute la partie neutre de l’assemblée s’y ruaient pour gagner le large. Plus d’un banc déjà avait cédé sous le poids, l’édifice craquait de toutes parts, et le désastre de Fidènes était imminent, car ce cirque n’était qu’un échafaudage de planches grossièrement improvisé ; mais le bataillon des fuyards fonçait toujours : les cris d’effroi sortis de ses rangs ajoutaient au tumulte de l’arène.

Cependant la scène de l’intérieur avait changé brusquement. L’affiche du jour avait promis une vache au peuple pour couronner la fête ; ce barbare usage est stupide encore plus qu’atroce : on livre en effet une vache au peuple, et le peuple alors se fait toréador en masse, il prend possession du cirque et se met à torturer la malheureuse bête, jusqu’à ce qu’elle tombe épuisée. Alors la joie est au comble ; elle monte au ciel en hurlemens d’allégresse. Soit