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hasard, soit préméditation, le pauvre animal dévoué à l’ignoble sacrifice s’était élancé tout d’un coup dans l’arène et l’avait balayée. Les urbanos surpris avaient lâché prise, et cette diversion inespérée avait délivré le prisonnier, il s’était perdu dans la foule ; mais son arrêt de mort était prononcé, l’exécution n’était qu’ajournée. Ce jour-là du moins, et c’est rare en Espagne, le sang humain ne coula pas, et cette scène qui menaçait d’un dénouement tragique, eut une issue grotesque.

Avant de passer outre, je dois déclarer ici que je n’invente pas ; je raconte ce que j’ai vu, je répète ce que j’ai entendu. Aussi bien n’est-ce que par la véracité, et une véracité scrupuleuse, que ce simple récit peut offrir de l’intérêt et quelques enseignemens utiles. Je montre l’Espagne comme elle est, sans flatterie, sans aigreur ; et j’ai mis mon devoir de chroniqueur à me renfermer dans les limites d’une fidélité rigoureuse. Le charlatanisme du pittoresque, le puéril amour de l’effet, ne m’ont fait broder ni fleurs étrangères ni ornemens factices sur le canevas sévère de la vérité.

Ce petit épisode de la place des Taureaux n’était rien en soi, mais la circonstance lui donnait de la gravité ; c’était un commencement d’émeute, ou, comme disent les Espagnols, d’alboroto. La veille, on avait appris à Valence le massacre des moines de Catalogne, et le jour même l’incendie de quatre ou cinq couvens de Murcie. C’est moi-même qui avais apporté cette dernière nouvelle. Or, le massacre de Barcelone avait eu lieu à la suite d’un combat de taureaux, et les turbulens de Valence en avaient, sans doute, voulu faire autant.

Le parti exaltado était fort échauffé, et l’irritation n’était malheureusement que trop justifiée par l’audace des bandes carlistes dispersées autour de la ville, et par un récent désastre de la milice urbaine envoyée contre elles. Engagé dans les gorges de la Yesa et attiré par l’ennemi dans une embuscade, un détachement de trente urbains avait été pris et massacré de sang-froid, jusqu’au dernier. Un capitaine, surpris isolément, venait encore d’être martyrisé par les facciosos ; il était mort au milieu des tourmens. La férocité est le caractère de toute guerre civile, mais en Espagne elle a passé toute borne, non pas seulement d’un côté, mais dans les deux camps. Les vengeances sont implacables ; de part et d’autre, on invente des supplices dont les siècles de barbarie ne se